Tuesday, November 01, 2005

Thaïlande : les séparatistes musulmans gagnent en audace et en professionnalisme

Dans la nuit de mercredi à jeudi, les rebelles séparatistes musulmans du sud thaïlandais ont lancé une cinquantaine de raids éclairs contre des miliciens de villages dans les provinces de Yala, Pattani et Narathiwat. Une opération audacieuse, bien organisée et couronnée de succès : une centaine d’armes à feu ont été récupérées pour seulement deux rebelles abattus par les autorités. Cinq des miliciens qui ont résisté ont été tués. Vendredi, l’explosion de deux puissantes bombes ont fait dérailler le train reliant la frontière malaisienne à Bangkok. A ce jour, les violences dans le sud thaïlandais, qui ont démarré en janvier 2004, ont provoqué la mort de 1.100 personnes : militaires, policiers, rebelles, mais aussi enseignants, fonctionnaires de l’Etat, moines bouddhistes et simples villageois. Ces trois provinces frontalières de la Malaisie et quatre districts de la province de Songkla, plus au nord sont désormais zone de guerre civile.
Le mouvement d’insurrection est peu structuré, diffus, sans véritable leader ni revendications claires. Il s’agit d’une série de cellules autonomes composés de jeunes villageois musulmans galvanisés par le désir de vengeance et fanatisés par quelques professeurs de religion islamique. « Ils sont peut être 5.000 ou 6.000. Il est possible qu’il s’agisse de cellules indépendantes en discussion informelle les unes avec les autres. Il y a un mélange d’actions spontanées et d’actions planifiés », estime un conseiller auprès du Conseil National de Sécurité thaïlandais. Qui coordonne le réseau ? Personne ne semble le savoir, pas même les services thaïlandais de renseignements. Quelques vétérans des vieux groupes séparatistes (PULO, BRN-C et le plus récent GMIP) semblent jouer un rôle de conseillers, parfois de financiers. « Chaque pose de bombe est payé 10.000 bahts (200 euros) », affirme le colonel Songvit Noonpakdi, en charge d’une unité dans la province de Narathiwat. Ces jeunes sont souvent démunis de toutes ressources : l’argent, produit de l’extorsion ou versé par certains hommes d’affaires locaux, est une puissante motivation pour l’action violente.
Pour les analystes, il ne fait aucun doute que les insurgés du sud thaïlandais gagnent en professionnalisme. En avril 2004, ils avaient lancé une pitoyable série de raids à l’arme blanche contre des postes militaires et policiers : 107 militants avaient été abattus sous la mitraille en quelques minutes. Depuis, ils ont lancé des opérations de guérilla rurale et urbaine, comme l’assaut coordonné contre la ville de Yala le 14 juillet dernier. Les attentats à la bombe sont devenus quotidiens et sont causés par des engins explosifs de forte puissance, dissimulés dans des extincteurs ou des bouteilles de gaz, ce qui suggère que certains militants ont reçu une formation de base d’artificier.
Sur un plan idéologique, la lutte contre l’Etat thaïlandais découle plus d’une revendication nationaliste malaise – les habitants du sud sont de culture malaise, contrairement aux Thaïs bouddhistes qui sont la majorité de la population du royaume – que d’une inspiration salafiste. Certes, les militants enrobent leur vague revendication d’une coloration d’islam intégriste, mais c’est plus un effet de mode qu’un fondement de la lutte. La seule revendication qui ressort est celle du rétablissement du sultanat malais indépendant de Patani, annexé par le Siam au début du siècle. Il n’existe pour l’instant aucun signe tangible de liens entre les insurgés du sud thaïlandais et des groupes terroristes régionaux, comme la Jemaah Islamiyah,, ou internationaux ; comme Al-Qaeda. Mais, au plus les séparatistes font parler d’eux dans le domaine public, au plus est forte la chance pour que ces groupes s’intéressent au conflit.

Arnaud Dubus (RFI Internet)

Tuesday, October 25, 2005

Films sur le tsunami : traumatisme et sourires

Comme beaucoup de catastrophes à l’âge de la vidéo digitale, le tsunami qui a frappé les côtes de l’Océan indien le 26 décembre 2004 a ouvert la digue à un flot d’images prises par les témoins de l’événement. Cela a été particulièrement le cas dans le sud de la Thaïlande où des milliers de vacanciers ont vu la vague déferler caméra à la main. Ces films amateurs montrant le mur d’eau face aux flâneurs sur la plage ou des scènes de tentatives désespérées de sauvetage sont des témoignages saisissants. Mais comment évoquer en images cette immense tragédie au-delà de ce voyeurisme limité ? 14 jeunes cinéastes ont tenté l’expérience, grâce au soutien du ministère thaïlandais de la Culture. Les résultats – des courts métrages filmés en vidéo digitale d’une dizaine de minutes – ont été projetés devant une salle archi-comble lors du 3ème Festival Mondial du Film de Bangkok qui s’est terminé lundi 24 octobre. « La seule consigne a été de ne pas créer un second tsunami, de ne pas répéter le traumatisme. Sinon, les réalisateurs ont été totalement libres de faire ce qu’ils voulaient. Au final, il n’y a aucun film de mauvais goût », commente Kriengsak Victor Silakong, directeur du festival.
Le résultat est aussi hétérogène qu’intriguant ; la plupart des films – tournés par 11 Thaïlandais(es), une Française (Christelle Lheureux), une Malaisienne et un Suédois – sont foncièrement anti-conventionnels et incitent à la réflexion. On y trouve des documentaires, des poèmes en images, une belle animation à la bande sonore étonnante et puissante parabole dont le titre « Tsu » évoque à la fois la vague meurtrière mais aussi le mot thaï pour « combat ». « Fantôme d’Asie », réalisés par Christelle Lheureux et Apitchatpong Wirasethakoul – dont le déroutant « Maladie Tropicale » a obtenu le prix spécial du jury à Cannes en 2004 – est entièrement dirigé par des enfants des régions affectés par la catastrophe qui font manœuvrer jusqu’au tournis Sakda Kéobouadi, l’acteur fétiche d’Apichatpong. La tragédie est le plus souvent évoquée par allusion, par le bruit ou un effet de couleur, la vague ou les corps ne figurent jamais, sauf dans le très (trop) direct « Helping hand » du Suédois Folke Ryden. Suchada Sirithanawuddhi, qui signe avec « Chemin d’amour » son premier court métrage, raconte une poignante romance par e mail entre un jeune Thaï du Sud et une Bangkokienne. « Je ne peux pas venir pour Noël, mais je te rencontrerais pour sûr le 29 », dit le dernier message. « Après la catastrophe, on a beaucoup parlé de la destruction des bâtiments. Pour ma part, j’ai surtout pensé aux sentiments des gens, de ceux qui avaient perdu certains des leurs », explique Suchada. Dans le film, la jeune fille continue à écrire des mails à son ami virtuel, même si elle sait qu’il a disparu. « C’est parce qu’elle veux croire qu’il est encore vivant », dit Suchada qui a travaillé comme volontaire dans le sud après le tsunami.
C’est cette même thématique du traumatisme que l’on retrouve dans le film « Tsu » de Pramote Sengsorn, un jeune cinéaste thaï prometteur de 27 ans. Le film est presque un seul plan-séquence qui suit le lent claudiquement d’un enfant blessé sur la plage. Celui dont on ne voit pas le visage découpe les drapeaux verts plantés dans le sable pour les remplacer. La blessure est ouverte, aussi piquante qu’une jambe blessée trempée dans l’eau de mer. « Le département des Relations publiques du gouvernement dit que tout est redevenu normal, que les touristes peuvent revenir. Mais à l’intérieur, ce n’est pas vrai. Les enfants ne parlent pas, ils ne s’amusent pas », dit Pramote. L’un des films les plus émouvants est peut être « Le sourire de la cinquième nuit » de Sonthaya Subyen qui fait défiler des messages de reconnaissances envoyés par des étrangers sur des images de nature mortes ou vivantes de la région de Phang-Nga. « Je suis stupéfait que vous ne perdez jamais le sourire. Nous avons énormément à apprendre de vous », dit l’un d’eux. « Gardez le sourire ».
C’est peut être la clé du film « Fesses et tétons », un documentaire drôlatique de Santi Taepanich, sur le tournage de vidéos de karaoké sur fond de plages paradisiaques en carton-pâte. A priori, on voit mal le rapport avec le tsunami, mais c’est sans doute une réponse typiquement thaïe face à la tragédie. Le « sanouk » (l’amusement) survit et permet de survivre, et c’est pour cette même raison que rires et pleurs s’entremêlent lors des funérailles en Thaïlande. Il n’y a pas, ici, d’air de circonstances.

Arnaud Dubus (Libération)

Friday, October 14, 2005

François Bizot, un ethnologue en quête du Bouddhisme ancien

Physique massif, regard clair, François Bizot écoute la question avec un air étonné mêlé d’amusement. Un nouveau livre ? Il se balance quelques instants sur son fauteuil à bascule sur le balcon d’une grande maison en bois de teck qui surplombe le fleuve. La Mae Ping est à son plus haut point depuis les inondations du mois dernier qui ont dévasté Chiang Mai. En contrebas, des Thaïlandais du voisinage tentent de consolider une petite digue de terre, faible rempart contre la furie des eaux brunes. « C’est une recherche que je mène depuis quarante ans. Il pourra en sortir deux ou trois livres. J’ai maintenant en main les éléments pour un ouvrage sur l’histoire du bouddhisme en Asie du Sud-Est », répond-il simplement. Puis l’homme se met à parler sans discontinuer, d’une voix profonde. Un discours dense et limpide, riche d’une érudition conquise plus dans les pagodes de village que dans les bibliothèques. « Le bouddhisme de la péninsule indochinoise n’était pas un champ de recherche. On considérait qu’il relevait du bouddhisme Theravada, avec une filiation des écoles officielles à l’orthodoxie cinghalaise. Il n’y avait pas de raisons de se poser de questions », raconte-t-il. C’était dans les deux premiers tiers du XXème siècle. George Coedès de l’Ecole Française d’Extrême Orient avait été un pionnier de ces études sur le bouddhisme importé de Ceylan. Des experts en pali – la langue des textes sacrés du bouddhisme Theravada – se succèdent en Asie du Sud-Est pour des travaux d’épigraphie. Une thèse est communément acceptée : celle de l’arrivée du bouddhisme en Asie du Sud-Est à partir du XIIème siècle, en provenance de Ceylan.
Quand François Bizot arrive au Cambodge au milieu des années soixante, il adopte une approche ethnologique. Il va dans les villages, prend des notes sur les rituels, parle avec les laïques et les bonzes. Ses observations l’intriguent. « Il y a quelque chose qui cloche. Ce que les gens ont en tête n’est pas ce qu’ils devraient avoir s’ils avaient reçu une éducation religieuse conforme au Theravada cinghalais », dit-il. Et puis, il découvre les manuscrits, des milliers de notations en khmer, la langue locale, et non en pali inscrites sur des feuilles de palmes taillées en longs rectangles. Plus tard, dans la Thaïlande du nord, il en trouve d’autres consignées cette fois ci en yuon, la langue du Lanna. Même chose au Laos, en Birmanie, puis dans le Sipsongpanna, la « région aux 12.000 rizières » dans le sud de la Chine. Rares sont ceux qui se sont intéressés à ces manuscrits jusque là : ils ne sont pas datés et, la plupart du temps, n’ont pas d’auteurs identifiés. Surtout, écrit en langue vulgaire, ils ne sont pas considérés comme des textes sacrés. Raison de plus pour François Bizot de s’y atteler avec une avidité de pionnier. « Ce sont des manuels, des traités de pratique religieuse, des descriptions de rituels, des textes de type ésotérique qui doivent être compris en présence d’un maître », explique-t-il.
Après la période khmère rouge, François Bizot s’installe pour l’Ecole Française d’Extrême Orient dans le nord de la Thaïlande et étudie les manuscrits en yuon. Il commence à élaborer une thèse novatrice : celle de l’existence d’un fonds commun pré-cinghalais aux différents pays d’Asie du Sud-Est continentale. « Le contenu de ses textes se rapprochait du tantrisme indien. Je suis arrivé à la conclusion que ce bouddhisme pré-cinghalais s’était implanté en Asie du Sud-Est lors de la grande vague de la fin du 1er millénaire et du début du second millénaire, lors du dernier soupir du bouddhisme indien », dit-il. Ce bouddhisme tantrisant a pour particularité de se méler aux cultes animistes locaux, débouchant sur un syncrétisme enraciné dans un socle culturel ancien.
Lors de son arrivée dans la péninsule indochinoise à partir du XIIème siècle, le bouddhisme orthodoxe cinghalais – l’école du Mahavihara de Ceylan - se heurte à ce bouddhisme syncrétique et populaire. Le conflit dure des siècles avant que le Mahavihara ne l’emporte avec l’appui du roi Mongkut au milieu du XIXème siècle. Les tensions entre les deux écoles portent non pas sur des points de doctrine ou d’interprétation des textes, mais sur des questions de discipline monastique : la façon d’ajuster la robe, le port ou non d’une ceinture de poîtrine ou la prononciation des soutras en pali lors de la cérémonie d’ordination. Les tenants du Mahavihara veulent ainsi que les bonzes se couvrent les deux épaules lorsqu’ils se déplacent dans la communauté alors que les adeptes du vieux bouddhisme transmis par les Mons conservent toujours l’épaule et le bras droits découverts. La querelle des « one shoulder » et des « two shoulders » durera des siècles en Birmanie. En Thaïlande et au Cambodge, les deux écoles finiront par former deux congrégations distinctes, le Mahanikaya (héritée du bouddhisme Mon) et le Dammayutikanikaya conforme à l’orthodoxie cinghalaise.
François Bizot s’applique à retrouver les formes de ce bouddhisme ancien sous le vernis récent de l’église réformée par Mongkut. Ainsi, il a croisé des Kru Ba, des bonzes ordonnés à un échelon supérieur, dans la province de Chiang Mai. Dans le sud de la Chine, certains bonzes reçoivent lors de leur ordination une canne avec un grelot, comme dans certaines écoles du bouddhisme du grand véhicule en Chine et au Japon. « Des traditions peuvent durer des siècles piégées dans des zones tampons », dit-il. Après 40 ans de recherches, l’ethnologue continue à se passionner, levant peu à peu le voile sur un passé enfoui. « Non pas que j’ai bouclé la boucle, dit-il, mais il y a eu un parcours de fait ».

Arnaud Dubus (à Chiang Mai) publié dans Cambodge Soir du 12 octobre 2005

Sunday, September 04, 2005

La folle saga thaïlandaise du vaccin contre la dengue

Il y a dix ans, le petit groupe de scientifiques thaïlandais de l’université Mahidol qui travaille à la mise au point d’un vaccin contre la dengue hémorragique pensait toucher au but. « Dans deux ou trois ans », disait alors le professeur Nath Bhamarapravati, l’un des experts mondiaux de la dengue. Ce vaccin contre une maladie transmise par le moustique Aedes Aegypti et qui infecte des centaines de milliers d’enfants chaque année en Asie du Sud-Est avec un taux de mortalité de 1 % aurait été le premier vaccin réalisé par un pays en voie de développement. Mais aujourd’hui, la longue quête d’un vaccin contre la dengue, entamée en 1980, s’éternise, entravée par des obstacles techniques et des régles internationales de plus en plus strictes. « Ce n’est pas facile pour moi. On me demande : Dr Suthi, est ce que vous dormez ? », confie Suthi Yoksan, le biologiste qui a pris la tête de l’équipe de recherche après le décès, il y a un an, du professeur Nath.
La dengue hémorragique, il est vrai, est un virus des plus versatiles et l’expertise des scientifiques thaïlandais n’est pas en cause. « L’idée géniale du professeur Nath était d’utiliser des souches sauvages, prendre une souche naturelle et la transformer », explique Jean-Paul Gonzalez, virologiste à l’Institut de Recherche pour le Développement. Au début des années 1980, Nath, travaillant étroitement avec l’Organisation Mondiale de la Santé, a isolé quatre souches différentes de dengue hémorragique et les a atténuées en les cultivant dans des cellules prélevées sur des reins de chiens. Il les a ensuite utilisées pour mettre au point quatre vaccins monovalents (qui agisse contre un des types de dengue hémorragique) puis les a combiné en un vaccin tétravalent (efficace contre les quatre souches virales) dont il a testé la non-toxicité et l’efficacité sur les adultes et les enfants.
En janvier 1992, Pasteur Mérieux (aujourd’hui Sanofi Pasteur) passe un accord avec l’équipe de Mahidol pour développer des lots pilotes à Lyon afin de vérifier que le vaccin reste stable lors d’une production industrielle. Tout semblait sur les rails. Puis les problèmes se sont accumulés : la découverte qu’un des vaccins monovalents – celui contre la dengue 3 – donne de la fièvre à certains enfants, l’adoption d’une méthodologie erronée pour résoudre ces effets secondaires… En 1999, le Centre pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC) du gouvernement américain enfonce le clou en publiant un communiqué sur les effets secondaires du vaccin pour la dengue 3. « On en était à une phase très avancée du projet. Il y a eu un coup de frein terrible », indique Jean-Paul Gonzalez.
Entre-temps, des firmes américaines et européennes ont commencé à développer leur propre vaccin. L’Institut de Technologie de Californie veut, ainsi, utiliser le vaccin contre la fièvre jaune comme support pour un vaccin contre la dengue. L’OMS a commencé à moins s’intéresser au projet thaïlandais. Sanofi Pasteur a du reprendre à zéro les essais pour la dengue 3, et les projets concurrents de vaccins ont regagné du terrain. Certains pensent que le nombre de vies qu’aurait pu sauver le vaccin prototype doit trop souvent céder la priorité au respect intangible des règles internationales. « Le vaccin de Nath n’est pas parfait, mais il protégerait. Une fièvre, c’est inacceptable dans notre Occident. Mais ici, c’est acceptable car on connaît les enjeux », estime Jean-Paul Gonzalez. De son côté, le chef du projet Suthi Yoksan estime les effets secondaires encore trop importants. Il pense que si le problème de fièvre est résolu d’ici à deux ans, le vaccin tétravalent pourrait être sur le marché aux environs de 2.010. Les enjeux économiques sont énormes : la dengue frappe toutes les classes sociales mais s’attaquent plus particulièrement aux enfants bien nourris qui sont peu habitués à vivre dans un environnement tropical, comme les enfants d’expatriés. Les militaires en mission en Amérique Latine ou en Asie sont aussi une clientèle toute désignée. De son vivant, le professeur Nath a toujours insisté sur le fait que le prix du vaccin doit pouvoir être abordable pour les pays en voie de développement, une condition qu’a acceptée dès le départ Sanofi Pasteur. En attendant, la recherche continue, laborieuse et sujette au « carcan » des règles sanitaires internationales. « Si Fidel Castro était dans ce pays, nous aurions déjà le vaccin », pense Suthi Yoksan.

Arnaud Dubus (Libération)

Saturday, September 03, 2005

Reportage dans le sud thaïlandais

Les profs bouddhistes dans le collimateur des insurgés du Sud Thaïlandais

Thira Songsuk, professeur à l’école Ba Ngoi Si Ne, dans la province thaïlandaise de Yala, ne se sépare plus de son arme à feu. Pour lui, c’est une simple question de survie : en 27 ans de carrière dans le sud profond à majorité musulmane du pays, cet instit charpenté comme un bûcheron dit n’avoir jamais connu de période aussi dangereuse, même au temps des maquis communiste dans les années 70. « Sans pistolet, nous sommes désavantagés. S’ils nous tirent dessus, on ne peut que s’enfuir. Avec une arme, on peut riposter. Et si on riposte, ils déguerpissent », lance ce vétéran. « Ils », ce sont les insurgés, des centaines, peut être des milliers, de jeunes musulmans rebelles à l’autorité du gouvernement central thaïlandais qui multiplient les assassinats et les attentats à la bombe. Depuis la recrudescence des violences en janvier de l’an dernier, environ 800 personnes ont été tuées, dont près de 200 par les forces de sécurité qui tentent de mater la rébellion par la force, non sans quelques grosses bavures.
Personne ne semble encore savoir clairement qui est derrière cette vague de violences sans précédent. Pour beaucoup, ces jeunes, prêts à tirer sur un enseignant qui rentre chez lui ou à décapiter un villageois bouddhiste, ont été eux-mêmes victimes des violences des forces de sécurité, ayant perdu qui un père abattu par les militaires, qui un frère enlevé par des policiers et disparu à jamais. Quelques séparatistes exploitent ce désir de vengeance à des fins politiques : ils recrutent, entraînent et financent ces adolescents à la dérive, pour la plupart sans revenus et issus de familles très pauvres. « D’après nos renseignements, la pose d’une bombe est rémunérée 10.000 bahts (200 euros) », précise le colonel Songvit Nounpakdi, chef d’une unité dans la province de Narathiwat. Soit l’équivalent de deux fois le salaire mensuel moyen dans cette région dont le développement économique a longtemps été négligé par le pouvoir central.
Les enseignants sont sur la ligne de front de cette guerre vicieuse qui ne cesse de s’amplifier à mesure que le gouvernement s’oriente vers le tout répressif. A 7h00 du matin, une centaine de jeunes enfants musulmans s’amusent sur le terrain de football de l’école Ba Yo, établie au bord d’une route de forêt à 40 kms de la ville de Yala. Ce n’est qu’un peu avant neuf heures que les profs arrivent : un convoi encadré de camions chargés de policiers armés de fusils d’assaut. Toute la journée, l’école sera gardée par quatre officiers de la police des frontières. « J’ai peur, car avant on n’avait pas l’impression que le danger était si proche de nous, maintenant on peut le sentir. Je voudrais être transférée ailleurs », confie Nipa Pinitwatjarawong, qui est l’une des dernières enseignantes bouddhistes qui travaille dans l’école. Il y a un mois, un villageois bouddhiste a été abattu sur sa moto sur la route qui passe devant l’école. Une directrice d’école, qui réside dans le district, a été assassinée quelque jours auparavant. Nipa est loin d’être la seule à partir de l’école où elle a été assignée : 3.400 enseignants ont fait leur demande de transfert depuis le début de l’année. Ils sont souvent remplacés par de jeunes étudiants locaux, qui n’ont pas toujours le niveau d’études requis. Nombreux sont deux qui déplorent cette fuite en masse. Interrogés sur l’hypothèse de la fermeture de certaines écoles pour des raisons de sécurité, Thira Songsuk, l’instit au pistolet, s’enflamme : « Ce serait comme si on acceptait la défaite. Cela voudrait dire que l’on accepte le fait que le gouvernement ne peut plus nous protéger. Si on accepte cela, les rebelles peuvent s’emparer du territoire puisque c’est cela qu’ils veulent ».
Pourquoi les insurgés s’en prennent-ils spécialement aux enseignants ? Sans doute parce qu’ils sont les derniers fonctionnaires à se rendre encore sur le terrain, hormis les militaires et les policiers. Mais surtout, ils sont, aux yeux des rebelles, les agents haïs de l’assimilation des enfants malais musulmans par l’Etat central thaïlandais. Quand les enfants malais arrivent à l’école, ils ne parlent que le jawi, un dialecte malais local. Ils sont brutalement plongés dans un milieu culturel qui n’a rien à voir avec leur environnement familial. « Je leur interdis de parler en malais, car nous estimons qu’ils savent déjà parler le malais. On leur ordonne de parler le Thaï. Le Thaï doit devenir leur première langue », indique Buraheng Youso, proviseur-adjoint de l’école Ba Yo. Mais tout le monde n’est pas sûr que ce soit la bonne méthode pour aller à la conquête des cœurs et des esprits. Certains pensent même que la révolte des locaux plonge certaines de ces racines dans cette controverse de langue d’enseignement. « Je crois que c’est une richesse plus grande si les gens du Sud peuvent avoir deux identités, l’une qui est locale, l’autre qui est nationale. Et qu’ils puissent avoir la maîtrise de deux ou trois langues. Plus on parle de langues, mieux cela vaut. L’assimilation ne doit pas être totale », estime Gothom Arya, directeur du centre de recherches pour la paix de l’université Mahidol. L’idée que le malais puisse aussi être enseigné à l’école, voire que le Thaï devienne une seconde langue pour les enfants commence à faire son chemin chez certains hauts fonctionnaires du ministère de l’Education. En attendant, les enseignants bouddhistes dans le sud musulman vivent un quotidien sur le fil du rasoir. « Notre manière de vivre a changé. Avant, on était encore souvent à l’extérieur de la maison aux alentours de minuit. Mais maintenant, il faut se dépêcher de rentrer. A huit heures, tout le monde est barricadé chez soi. Si ce n’est pas nécessaire, on ne sort pas », dit Nipa, l’institutrice de Ba Yo.

Arnaud Dubus (à Yala)

Six mois après le tsunami, le travail d’identification, complexe et laborieux, continue

Six mois après que le tsunami a ravagé les côtes de l’Océan indien, des dizaines d’experts venus de 36 pays continuent à travailler pour tenter d’identifier les corps d’environ 750 personnes qui ont été signalées disparues après la tragédie dans le sud de la Thaïlande. Installés dans un immeuble des télécoms thaïlandais à Phuket, la grande île touristique du royaume, ces experts, qui travaillent sous l’égide d’un général de la police thaïlandaise, enquêtent, interrogent, comparent et analysent six jours sur sept pour permettre aux familles des victimes de récupérer les dépouilles des leurs et de commencer leur travail de deuil. « Tout est recherché, vérifié, selon un protocole très strict et rigoureux qui garantit la validité des identifications», explique Xavier Laroche, qui dirige l’équipe d’investigations du Centre Thailandais pour l’identification des victimes du tsunami (TTVI).
C’est un processus long, complexe, qui fait appel aux méthodes les plus sophistiquées de la police scientifique, car le tsunami a provoqué une situation sans précédent : des milliers de victimes de toutes nationalités dispersées sur une vaste portion de territoire. Et, après six mois, les corps sont très abîmés.
Le principe de base est le même que celui utilisé lors des accidents d’avions ou des attentats : il repose sur la comparaison au moyen de logiciels informatiques entre des fichiers répertoriant toutes les caractéristiques des corps retrouvés – le dossier post-mortem – et les profils ante-mortem des personnes signalées disparues. Ces profils peuvent inclure aussi bien des photos prises peu avant le tsunami (donnant des indications sur les vêtements), que des dossiers dentaires recupérés chez les dentistes des disparus, des empreintes digitales relevées sur un verre à dents ou des analyses ADN établies à partir d’un cheveu retrouvé sur une brosse. Une adéquation sans équivoque entre un dossier post-mortem et un dossier ante-mortem aboutit à une identification, mais ce résultat n’est parfois obtenu qu’après des mois de recherches. « Dans certains cas, on a l’intime conviction qu’il s’agit de telle personne, mais le processus scientifique doit être impérativement respecté, le but étant de ne faire aucune erreur d’identification même si cela demande un délai supplémentaire », dit Xavier Laroche.
Dans les cas d’identification les plus difficiles, la comparaison des profils ADN fait souvent figure de dernier recours, mais cette technique n’est pas sans failles, car le corps peut être parfois si décomposé qu’il est impossible d’en extraire le code génétique. « L’ADN est quelque chose d’assez fragile. Si les corps sont très abîmés, en cas de fractures par exemple, cela peut poser problème », confirme Elsa Hiver, biologiste au laboratoire technique et scientifique de la police de Lille. L’ADN est habituellement prélevé dans la moëlle de l’os : des sections de fémurs des corps retrouvés ont été envoyés dans divers laboratoires en Suéde, en Grande-Bretagne, en Chine et en Bosnie où se trouve la Commission Internationale pour les les personnes disparues (ICMP). « Nous en sommes au début. Quand les résultats d’analyses vont revenir en nombre, cela va monter crescendo », estime Elsa Hiver. Une analyse parfaite du code génétique d’un corps n’est toutefois pas la garantie d’une identification, car, on ne peut pas toujours établir un profil ADN ante-mortem de la victime elle-même. Il faut alors se référer aux génotypes des membres de la famille, ce qui se complique quand ces familles ont été décimées par le tsunami. Si les deux parents d’une victime dont on a extrait le profil ADN après le décès sont vivants, la probabilité d’une adéquation est très élevée, mais elle s’amoindrit pour un seul des parents et devient beaucoup plus faible si l’on ne peut recourir qu’à un frère ou un oncle. Les profils ADN sont entrés dans la base de données Plasdata, un logiciel créé à l’origine par les Danois pour identifier les victimes lors des accidents maritimes, qui recueille l’ensemble des données avant et après le décès et permet les comparaisons. Pour l’ADN, il en ressort des adéquations certaines, probables ou possibles, qui sont ensuite affinées sous forme de probabilités par les biologistes. « Pour qu’il y ait identification, il faut qu’on ait une probabilité de 99,9 %. Si c’est du probable ou du possible, l’équipe de conciliation (comité mixte d’experts chargés de revoir toutes les données) intervient pour regarder les autres éléments du dossier, comme les empreintes digitales ou les caractéristiques physiques », précise Elsa Hiver. Le logiciel ICMP utilisé par le laboratoire de Sarajevo pour identifier les victimes des guerres du Balkan dans les années 90, vient d’être mis en place à Phuket. Destiné uniquement aux comparaisons des profils ADN, il devrait permettre des progrès plus rapides que Plasdata.
L’identification par empreinte digitale ne souffre pas de telles incertitudes : c’est du tout ou rien. « Chez nous, il n’y a pas de demi-mesures. On ouvre ou on ferme des portes », indique François Drillet, spécialistes traces au fichier centralisé des empreintes digitales. Là aussi, le terrain de travail post-tsunami présente des défis inédits. Sur des corps décomposés, l’épiderme a disparu et on ne peut plus faire de relevé d’empreinte au moyen de l’encre. « Les crêtes sont moins visibles, il faut aller jusqu’au derme, mais quand le corps est très abîmé, le relevé d’empreinte peut devenir impossible », dit François Drillet. Chaque pays a tenté de trouver des nouvelles techniques. L’équipe espagnole effectue des relevés d’empreintes sur le derme avec de la poudre noir animal qui est ensuite transférée à l’aide de scotch, un procédé qui s’avère efficace et qui a été repris par l’ensemble des experts présents. Une fois, le relevé d’empreinte effectué, et bien sûr si l’on dispose d’une empreinte ante-mortem (souvent relevée au domicile du disparu sur un objet qu’il utilisait habituellement), les experts déterminent sur ordinateur des points caractéristiques de l’empreinte - les bifurcations, les arrêts de lignes, les îlots et les lacs – puis effectuent un calcul algorithmique. La régle veut que si douze points de l’empreinte post mortem correspondent à douze points d’une empreinte ante mortem, sans aucune discordance que l’on ne puisse expliquer par une blessure ou une rupture, il s’agit de la même empreinte. Seules de longues années de pratique permettent cette évaluation. « L’informatique permet de faire un tri dans les milliers de données, mais il faut vérifier à l’œil point par point. Il n’y a que l’œil humain qui peut valider le « hit » », dit François Drillet.
Les analyses d’odontogrammes par des experts dentaires sont souvent des éléments déterminants, car les dents restent intacts même six mois après la tragédie : cette technique d’identification avait été utilisée pour la première fois lors de l’incendie du bazar de l’hôtel de ville de Paris au début du siècle lorsqu’elle avait permis de reconnaître un membre de la famille impériale autrichienne. Dans le cas présent, le plus difficile est de récupérer des dossiers dentaires ante-mortem ou même de retrouver le dentiste habituel de familles qui ont été entiérement décimées par le raz de marée. Mais parfois, l’identification est rendue délicate par le manque de données ante-mortem, notamment dans le cas de très jeunes enfants qui n’ont pas de dossiers médicaux. C’est alors un élément extérieur qui peut permettre de faire progresser l’identification : ainsi, l’analyse d’une couche trouvée sur un corps d’un très jeune enfant peut permettre de trouver le pays de fabrication de l’objet et, donc la nationalité possible du bébé. L’équipe d’Investigations, chargée de traiter de toutes les requêtes de l’équipe de conciliation, a, par ailleurs, retrouvé vivante une personne portée disparue après le tsunami.
Selon les équipes du TTVI, certains corps resteront définitivement non identifiés. D’abord parce que des victimes ont été enterrées sous la boue consécutive au passage du raz de marée. Mais aussi parce que des milliers de birmans travaillaient, parfois illégalement, dans les hôtels, les restaurants et les entreprises de pêches de cette région de Thaïlande et des centaines d’entre eux ont probablements été tués par le tsunami. Pour ces petites mains anonymes, il n’existe pas de dossier ante-mortem et donc pas d’identification possible. Un certain nombre d’entre eux se trouvent sans doute parmi les centaines de corps, entreposés dans des caissons réfrigérés, qui restent non identifiés dans le cimetière Mai Khao de Phuket. Pour les corps qui ne correspondent à aucune donnée ante-mortem, le processus d’investigation s’arrête. Les experts du TTVI pensent pouvoir clôre définitivement le travail d’identification pour le premier anniversaire du tsunami, le 26 décembre prochain.

Arnaud Dubus (Libération).