Comme beaucoup de catastrophes à l’âge de la vidéo digitale, le tsunami qui a frappé les côtes de l’Océan indien le 26 décembre 2004 a ouvert la digue à un flot d’images prises par les témoins de l’événement. Cela a été particulièrement le cas dans le sud de la Thaïlande où des milliers de vacanciers ont vu la vague déferler caméra à la main. Ces films amateurs montrant le mur d’eau face aux flâneurs sur la plage ou des scènes de tentatives désespérées de sauvetage sont des témoignages saisissants. Mais comment évoquer en images cette immense tragédie au-delà de ce voyeurisme limité ? 14 jeunes cinéastes ont tenté l’expérience, grâce au soutien du ministère thaïlandais de la Culture. Les résultats – des courts métrages filmés en vidéo digitale d’une dizaine de minutes – ont été projetés devant une salle archi-comble lors du 3ème Festival Mondial du Film de Bangkok qui s’est terminé lundi 24 octobre. « La seule consigne a été de ne pas créer un second tsunami, de ne pas répéter le traumatisme. Sinon, les réalisateurs ont été totalement libres de faire ce qu’ils voulaient. Au final, il n’y a aucun film de mauvais goût », commente Kriengsak Victor Silakong, directeur du festival.
Le résultat est aussi hétérogène qu’intriguant ; la plupart des films – tournés par 11 Thaïlandais(es), une Française (Christelle Lheureux), une Malaisienne et un Suédois – sont foncièrement anti-conventionnels et incitent à la réflexion. On y trouve des documentaires, des poèmes en images, une belle animation à la bande sonore étonnante et puissante parabole dont le titre « Tsu » évoque à la fois la vague meurtrière mais aussi le mot thaï pour « combat ». « Fantôme d’Asie », réalisés par Christelle Lheureux et Apitchatpong Wirasethakoul – dont le déroutant « Maladie Tropicale » a obtenu le prix spécial du jury à Cannes en 2004 – est entièrement dirigé par des enfants des régions affectés par la catastrophe qui font manœuvrer jusqu’au tournis Sakda Kéobouadi, l’acteur fétiche d’Apichatpong. La tragédie est le plus souvent évoquée par allusion, par le bruit ou un effet de couleur, la vague ou les corps ne figurent jamais, sauf dans le très (trop) direct « Helping hand » du Suédois Folke Ryden. Suchada Sirithanawuddhi, qui signe avec « Chemin d’amour » son premier court métrage, raconte une poignante romance par e mail entre un jeune Thaï du Sud et une Bangkokienne. « Je ne peux pas venir pour Noël, mais je te rencontrerais pour sûr le 29 », dit le dernier message. « Après la catastrophe, on a beaucoup parlé de la destruction des bâtiments. Pour ma part, j’ai surtout pensé aux sentiments des gens, de ceux qui avaient perdu certains des leurs », explique Suchada. Dans le film, la jeune fille continue à écrire des mails à son ami virtuel, même si elle sait qu’il a disparu. « C’est parce qu’elle veux croire qu’il est encore vivant », dit Suchada qui a travaillé comme volontaire dans le sud après le tsunami.
C’est cette même thématique du traumatisme que l’on retrouve dans le film « Tsu » de Pramote Sengsorn, un jeune cinéaste thaï prometteur de 27 ans. Le film est presque un seul plan-séquence qui suit le lent claudiquement d’un enfant blessé sur la plage. Celui dont on ne voit pas le visage découpe les drapeaux verts plantés dans le sable pour les remplacer. La blessure est ouverte, aussi piquante qu’une jambe blessée trempée dans l’eau de mer. « Le département des Relations publiques du gouvernement dit que tout est redevenu normal, que les touristes peuvent revenir. Mais à l’intérieur, ce n’est pas vrai. Les enfants ne parlent pas, ils ne s’amusent pas », dit Pramote. L’un des films les plus émouvants est peut être « Le sourire de la cinquième nuit » de Sonthaya Subyen qui fait défiler des messages de reconnaissances envoyés par des étrangers sur des images de nature mortes ou vivantes de la région de Phang-Nga. « Je suis stupéfait que vous ne perdez jamais le sourire. Nous avons énormément à apprendre de vous », dit l’un d’eux. « Gardez le sourire ».
C’est peut être la clé du film « Fesses et tétons », un documentaire drôlatique de Santi Taepanich, sur le tournage de vidéos de karaoké sur fond de plages paradisiaques en carton-pâte. A priori, on voit mal le rapport avec le tsunami, mais c’est sans doute une réponse typiquement thaïe face à la tragédie. Le « sanouk » (l’amusement) survit et permet de survivre, et c’est pour cette même raison que rires et pleurs s’entremêlent lors des funérailles en Thaïlande. Il n’y a pas, ici, d’air de circonstances.
Arnaud Dubus (Libération)
Tuesday, October 25, 2005
Friday, October 14, 2005
François Bizot, un ethnologue en quête du Bouddhisme ancien
Physique massif, regard clair, François Bizot écoute la question avec un air étonné mêlé d’amusement. Un nouveau livre ? Il se balance quelques instants sur son fauteuil à bascule sur le balcon d’une grande maison en bois de teck qui surplombe le fleuve. La Mae Ping est à son plus haut point depuis les inondations du mois dernier qui ont dévasté Chiang Mai. En contrebas, des Thaïlandais du voisinage tentent de consolider une petite digue de terre, faible rempart contre la furie des eaux brunes. « C’est une recherche que je mène depuis quarante ans. Il pourra en sortir deux ou trois livres. J’ai maintenant en main les éléments pour un ouvrage sur l’histoire du bouddhisme en Asie du Sud-Est », répond-il simplement. Puis l’homme se met à parler sans discontinuer, d’une voix profonde. Un discours dense et limpide, riche d’une érudition conquise plus dans les pagodes de village que dans les bibliothèques. « Le bouddhisme de la péninsule indochinoise n’était pas un champ de recherche. On considérait qu’il relevait du bouddhisme Theravada, avec une filiation des écoles officielles à l’orthodoxie cinghalaise. Il n’y avait pas de raisons de se poser de questions », raconte-t-il. C’était dans les deux premiers tiers du XXème siècle. George Coedès de l’Ecole Française d’Extrême Orient avait été un pionnier de ces études sur le bouddhisme importé de Ceylan. Des experts en pali – la langue des textes sacrés du bouddhisme Theravada – se succèdent en Asie du Sud-Est pour des travaux d’épigraphie. Une thèse est communément acceptée : celle de l’arrivée du bouddhisme en Asie du Sud-Est à partir du XIIème siècle, en provenance de Ceylan.
Quand François Bizot arrive au Cambodge au milieu des années soixante, il adopte une approche ethnologique. Il va dans les villages, prend des notes sur les rituels, parle avec les laïques et les bonzes. Ses observations l’intriguent. « Il y a quelque chose qui cloche. Ce que les gens ont en tête n’est pas ce qu’ils devraient avoir s’ils avaient reçu une éducation religieuse conforme au Theravada cinghalais », dit-il. Et puis, il découvre les manuscrits, des milliers de notations en khmer, la langue locale, et non en pali inscrites sur des feuilles de palmes taillées en longs rectangles. Plus tard, dans la Thaïlande du nord, il en trouve d’autres consignées cette fois ci en yuon, la langue du Lanna. Même chose au Laos, en Birmanie, puis dans le Sipsongpanna, la « région aux 12.000 rizières » dans le sud de la Chine. Rares sont ceux qui se sont intéressés à ces manuscrits jusque là : ils ne sont pas datés et, la plupart du temps, n’ont pas d’auteurs identifiés. Surtout, écrit en langue vulgaire, ils ne sont pas considérés comme des textes sacrés. Raison de plus pour François Bizot de s’y atteler avec une avidité de pionnier. « Ce sont des manuels, des traités de pratique religieuse, des descriptions de rituels, des textes de type ésotérique qui doivent être compris en présence d’un maître », explique-t-il.
Après la période khmère rouge, François Bizot s’installe pour l’Ecole Française d’Extrême Orient dans le nord de la Thaïlande et étudie les manuscrits en yuon. Il commence à élaborer une thèse novatrice : celle de l’existence d’un fonds commun pré-cinghalais aux différents pays d’Asie du Sud-Est continentale. « Le contenu de ses textes se rapprochait du tantrisme indien. Je suis arrivé à la conclusion que ce bouddhisme pré-cinghalais s’était implanté en Asie du Sud-Est lors de la grande vague de la fin du 1er millénaire et du début du second millénaire, lors du dernier soupir du bouddhisme indien », dit-il. Ce bouddhisme tantrisant a pour particularité de se méler aux cultes animistes locaux, débouchant sur un syncrétisme enraciné dans un socle culturel ancien.
Lors de son arrivée dans la péninsule indochinoise à partir du XIIème siècle, le bouddhisme orthodoxe cinghalais – l’école du Mahavihara de Ceylan - se heurte à ce bouddhisme syncrétique et populaire. Le conflit dure des siècles avant que le Mahavihara ne l’emporte avec l’appui du roi Mongkut au milieu du XIXème siècle. Les tensions entre les deux écoles portent non pas sur des points de doctrine ou d’interprétation des textes, mais sur des questions de discipline monastique : la façon d’ajuster la robe, le port ou non d’une ceinture de poîtrine ou la prononciation des soutras en pali lors de la cérémonie d’ordination. Les tenants du Mahavihara veulent ainsi que les bonzes se couvrent les deux épaules lorsqu’ils se déplacent dans la communauté alors que les adeptes du vieux bouddhisme transmis par les Mons conservent toujours l’épaule et le bras droits découverts. La querelle des « one shoulder » et des « two shoulders » durera des siècles en Birmanie. En Thaïlande et au Cambodge, les deux écoles finiront par former deux congrégations distinctes, le Mahanikaya (héritée du bouddhisme Mon) et le Dammayutikanikaya conforme à l’orthodoxie cinghalaise.
François Bizot s’applique à retrouver les formes de ce bouddhisme ancien sous le vernis récent de l’église réformée par Mongkut. Ainsi, il a croisé des Kru Ba, des bonzes ordonnés à un échelon supérieur, dans la province de Chiang Mai. Dans le sud de la Chine, certains bonzes reçoivent lors de leur ordination une canne avec un grelot, comme dans certaines écoles du bouddhisme du grand véhicule en Chine et au Japon. « Des traditions peuvent durer des siècles piégées dans des zones tampons », dit-il. Après 40 ans de recherches, l’ethnologue continue à se passionner, levant peu à peu le voile sur un passé enfoui. « Non pas que j’ai bouclé la boucle, dit-il, mais il y a eu un parcours de fait ».
Arnaud Dubus (à Chiang Mai) publié dans Cambodge Soir du 12 octobre 2005
Quand François Bizot arrive au Cambodge au milieu des années soixante, il adopte une approche ethnologique. Il va dans les villages, prend des notes sur les rituels, parle avec les laïques et les bonzes. Ses observations l’intriguent. « Il y a quelque chose qui cloche. Ce que les gens ont en tête n’est pas ce qu’ils devraient avoir s’ils avaient reçu une éducation religieuse conforme au Theravada cinghalais », dit-il. Et puis, il découvre les manuscrits, des milliers de notations en khmer, la langue locale, et non en pali inscrites sur des feuilles de palmes taillées en longs rectangles. Plus tard, dans la Thaïlande du nord, il en trouve d’autres consignées cette fois ci en yuon, la langue du Lanna. Même chose au Laos, en Birmanie, puis dans le Sipsongpanna, la « région aux 12.000 rizières » dans le sud de la Chine. Rares sont ceux qui se sont intéressés à ces manuscrits jusque là : ils ne sont pas datés et, la plupart du temps, n’ont pas d’auteurs identifiés. Surtout, écrit en langue vulgaire, ils ne sont pas considérés comme des textes sacrés. Raison de plus pour François Bizot de s’y atteler avec une avidité de pionnier. « Ce sont des manuels, des traités de pratique religieuse, des descriptions de rituels, des textes de type ésotérique qui doivent être compris en présence d’un maître », explique-t-il.
Après la période khmère rouge, François Bizot s’installe pour l’Ecole Française d’Extrême Orient dans le nord de la Thaïlande et étudie les manuscrits en yuon. Il commence à élaborer une thèse novatrice : celle de l’existence d’un fonds commun pré-cinghalais aux différents pays d’Asie du Sud-Est continentale. « Le contenu de ses textes se rapprochait du tantrisme indien. Je suis arrivé à la conclusion que ce bouddhisme pré-cinghalais s’était implanté en Asie du Sud-Est lors de la grande vague de la fin du 1er millénaire et du début du second millénaire, lors du dernier soupir du bouddhisme indien », dit-il. Ce bouddhisme tantrisant a pour particularité de se méler aux cultes animistes locaux, débouchant sur un syncrétisme enraciné dans un socle culturel ancien.
Lors de son arrivée dans la péninsule indochinoise à partir du XIIème siècle, le bouddhisme orthodoxe cinghalais – l’école du Mahavihara de Ceylan - se heurte à ce bouddhisme syncrétique et populaire. Le conflit dure des siècles avant que le Mahavihara ne l’emporte avec l’appui du roi Mongkut au milieu du XIXème siècle. Les tensions entre les deux écoles portent non pas sur des points de doctrine ou d’interprétation des textes, mais sur des questions de discipline monastique : la façon d’ajuster la robe, le port ou non d’une ceinture de poîtrine ou la prononciation des soutras en pali lors de la cérémonie d’ordination. Les tenants du Mahavihara veulent ainsi que les bonzes se couvrent les deux épaules lorsqu’ils se déplacent dans la communauté alors que les adeptes du vieux bouddhisme transmis par les Mons conservent toujours l’épaule et le bras droits découverts. La querelle des « one shoulder » et des « two shoulders » durera des siècles en Birmanie. En Thaïlande et au Cambodge, les deux écoles finiront par former deux congrégations distinctes, le Mahanikaya (héritée du bouddhisme Mon) et le Dammayutikanikaya conforme à l’orthodoxie cinghalaise.
François Bizot s’applique à retrouver les formes de ce bouddhisme ancien sous le vernis récent de l’église réformée par Mongkut. Ainsi, il a croisé des Kru Ba, des bonzes ordonnés à un échelon supérieur, dans la province de Chiang Mai. Dans le sud de la Chine, certains bonzes reçoivent lors de leur ordination une canne avec un grelot, comme dans certaines écoles du bouddhisme du grand véhicule en Chine et au Japon. « Des traditions peuvent durer des siècles piégées dans des zones tampons », dit-il. Après 40 ans de recherches, l’ethnologue continue à se passionner, levant peu à peu le voile sur un passé enfoui. « Non pas que j’ai bouclé la boucle, dit-il, mais il y a eu un parcours de fait ».
Arnaud Dubus (à Chiang Mai) publié dans Cambodge Soir du 12 octobre 2005
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