Saturday, September 03, 2005

Reportage dans le sud thaïlandais

Les profs bouddhistes dans le collimateur des insurgés du Sud Thaïlandais

Thira Songsuk, professeur à l’école Ba Ngoi Si Ne, dans la province thaïlandaise de Yala, ne se sépare plus de son arme à feu. Pour lui, c’est une simple question de survie : en 27 ans de carrière dans le sud profond à majorité musulmane du pays, cet instit charpenté comme un bûcheron dit n’avoir jamais connu de période aussi dangereuse, même au temps des maquis communiste dans les années 70. « Sans pistolet, nous sommes désavantagés. S’ils nous tirent dessus, on ne peut que s’enfuir. Avec une arme, on peut riposter. Et si on riposte, ils déguerpissent », lance ce vétéran. « Ils », ce sont les insurgés, des centaines, peut être des milliers, de jeunes musulmans rebelles à l’autorité du gouvernement central thaïlandais qui multiplient les assassinats et les attentats à la bombe. Depuis la recrudescence des violences en janvier de l’an dernier, environ 800 personnes ont été tuées, dont près de 200 par les forces de sécurité qui tentent de mater la rébellion par la force, non sans quelques grosses bavures.
Personne ne semble encore savoir clairement qui est derrière cette vague de violences sans précédent. Pour beaucoup, ces jeunes, prêts à tirer sur un enseignant qui rentre chez lui ou à décapiter un villageois bouddhiste, ont été eux-mêmes victimes des violences des forces de sécurité, ayant perdu qui un père abattu par les militaires, qui un frère enlevé par des policiers et disparu à jamais. Quelques séparatistes exploitent ce désir de vengeance à des fins politiques : ils recrutent, entraînent et financent ces adolescents à la dérive, pour la plupart sans revenus et issus de familles très pauvres. « D’après nos renseignements, la pose d’une bombe est rémunérée 10.000 bahts (200 euros) », précise le colonel Songvit Nounpakdi, chef d’une unité dans la province de Narathiwat. Soit l’équivalent de deux fois le salaire mensuel moyen dans cette région dont le développement économique a longtemps été négligé par le pouvoir central.
Les enseignants sont sur la ligne de front de cette guerre vicieuse qui ne cesse de s’amplifier à mesure que le gouvernement s’oriente vers le tout répressif. A 7h00 du matin, une centaine de jeunes enfants musulmans s’amusent sur le terrain de football de l’école Ba Yo, établie au bord d’une route de forêt à 40 kms de la ville de Yala. Ce n’est qu’un peu avant neuf heures que les profs arrivent : un convoi encadré de camions chargés de policiers armés de fusils d’assaut. Toute la journée, l’école sera gardée par quatre officiers de la police des frontières. « J’ai peur, car avant on n’avait pas l’impression que le danger était si proche de nous, maintenant on peut le sentir. Je voudrais être transférée ailleurs », confie Nipa Pinitwatjarawong, qui est l’une des dernières enseignantes bouddhistes qui travaille dans l’école. Il y a un mois, un villageois bouddhiste a été abattu sur sa moto sur la route qui passe devant l’école. Une directrice d’école, qui réside dans le district, a été assassinée quelque jours auparavant. Nipa est loin d’être la seule à partir de l’école où elle a été assignée : 3.400 enseignants ont fait leur demande de transfert depuis le début de l’année. Ils sont souvent remplacés par de jeunes étudiants locaux, qui n’ont pas toujours le niveau d’études requis. Nombreux sont deux qui déplorent cette fuite en masse. Interrogés sur l’hypothèse de la fermeture de certaines écoles pour des raisons de sécurité, Thira Songsuk, l’instit au pistolet, s’enflamme : « Ce serait comme si on acceptait la défaite. Cela voudrait dire que l’on accepte le fait que le gouvernement ne peut plus nous protéger. Si on accepte cela, les rebelles peuvent s’emparer du territoire puisque c’est cela qu’ils veulent ».
Pourquoi les insurgés s’en prennent-ils spécialement aux enseignants ? Sans doute parce qu’ils sont les derniers fonctionnaires à se rendre encore sur le terrain, hormis les militaires et les policiers. Mais surtout, ils sont, aux yeux des rebelles, les agents haïs de l’assimilation des enfants malais musulmans par l’Etat central thaïlandais. Quand les enfants malais arrivent à l’école, ils ne parlent que le jawi, un dialecte malais local. Ils sont brutalement plongés dans un milieu culturel qui n’a rien à voir avec leur environnement familial. « Je leur interdis de parler en malais, car nous estimons qu’ils savent déjà parler le malais. On leur ordonne de parler le Thaï. Le Thaï doit devenir leur première langue », indique Buraheng Youso, proviseur-adjoint de l’école Ba Yo. Mais tout le monde n’est pas sûr que ce soit la bonne méthode pour aller à la conquête des cœurs et des esprits. Certains pensent même que la révolte des locaux plonge certaines de ces racines dans cette controverse de langue d’enseignement. « Je crois que c’est une richesse plus grande si les gens du Sud peuvent avoir deux identités, l’une qui est locale, l’autre qui est nationale. Et qu’ils puissent avoir la maîtrise de deux ou trois langues. Plus on parle de langues, mieux cela vaut. L’assimilation ne doit pas être totale », estime Gothom Arya, directeur du centre de recherches pour la paix de l’université Mahidol. L’idée que le malais puisse aussi être enseigné à l’école, voire que le Thaï devienne une seconde langue pour les enfants commence à faire son chemin chez certains hauts fonctionnaires du ministère de l’Education. En attendant, les enseignants bouddhistes dans le sud musulman vivent un quotidien sur le fil du rasoir. « Notre manière de vivre a changé. Avant, on était encore souvent à l’extérieur de la maison aux alentours de minuit. Mais maintenant, il faut se dépêcher de rentrer. A huit heures, tout le monde est barricadé chez soi. Si ce n’est pas nécessaire, on ne sort pas », dit Nipa, l’institutrice de Ba Yo.

Arnaud Dubus (à Yala)

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