Friday, May 28, 2010

Mercredi 19 mai dans la zone rouge de Bangkok







La journée avait commencé tôt. Un Thaï m’avait appelé à 4 heures 20 du matin, puis, dès qu’il s’était mis à parler, la ligne avait été coupée. Bizarre, me suis-je dit. Réveillé pour réveillé, autant faire quelque chose de nourrissant pour l’esprit. Je me suis donc connecté à l’internet et j’ai rapidement jeté un œil sur Twitter. Un message de Reuters flash : « armoured vehicules on Silom road ». Le premier signe de l’attaque du camp Rouge de Rajaprasong, il n’y avait aucun doute là-dessus. Le temps d’un petit déjeuner rapide (ne jamais sauter le petit déj, même en cas de force majeure), je saute sur la moto, une platinum 150 cc, moteur quatre temps à carburateur rotatif et suspension super pro-link, et fonce vers la barricade du camp rouge de Ploenchit. Arrivé au barrage militaire de Sukhumvit One, je prends un air assuré, fait rugir la bête, montre la carte de plastique violette qui me pend au cou et dit d’un ton routinier : « Seumuolchon ! ». Le conscrit de service, une frimousse d’ado timide, se dit que ce farang si déterminé doit avoir une bonne raison pour aller dans le camp Rouge et me laisse passer. Je suis à l’intérieur du fort Alamo. Bon, d’accord, je suis pas le premier : Jim Natchwey, reconnaissable à son éternelle chemise blanche, est là, observant autour de lui avec un air lunaire sous sa crinière blanche ; mais aussi Nicolas Asfouri, photographe de l’AFP, et une vingtaine d’autres que je ne connais pas. Des photographes thaïs sont présents, mais pas une seule « grande chaîne » de télé locale.

Sean Boonpracong, le porte-parole de l’UDD (Union for the Defense of Democracy, organe officiel des Rouges) discute avec un couple étranger, aussi détendu que s’il était au comptoir d’un pub. Je vais voir Kwanchai Praipana, un leader rouge que j’avais interviewé quelque jours auparavant et lui demande : « Il paraît que l’armée va attaquer ? ». « Oui, oui, répond-il tranquillement. Ils attaquent à six heures, on les attend ». Il est 5h30. Je marche sur Rajadamri, vers la barricade de Sala Daeng. Très peu de gens occupent maintenant les abords du parc Lumphini, côté Rajadamari. Juste quelques gardes rouges, qui n’ont pas l’air plus paniqués que cela. A hauteur de l’hôtel All Seasons, je prend des photos des manifestants qui envoient des sortes de petites montgolfières, appelées kom loi en Thaï, en direction des hélicoptères qui tournoient, comme s’il s’agissait d’un festival auspicieux. D’autres tirent des fusées artisanales bong fai qui virevoltent avant d’exploser timidement, une centaine de mètres au dessous des hélicoptères. Des manifestants regardent s’envoler ces gros dés de gaze blanche, bâtons ou lance pierres en main. Ma femme, Nou, m’a expliqué qu’envoyer des kom loï dans le ciel permet de se débarrasser de la « mauvaise chance », notamment quand arrive la nouvelle année. Les chemises rouges regardent longtemps les tâches blanches monter vers le ciel. Font-ils des vœux ? Prient-ils ? Sont-ils émus par la beauté de la scéne ? Certains ont des cocktails molotov faits avec des petites bouteilles de boisson vitaminée krating daeng. Pas une arme à feu, pas de couteaux ou de machettes.

A 5h45, les gardes refluent de la barricade de Saladaeng en criant « ils arrivent ! ». Xavier Monthéard, du Monde Diplomatique, qui se trouve du côté des militaires sur Silom me confirme par téléphone : « les soldats prennent position et avancent ». Les premiers coups de feu se font entendre, d’abord par intervalles, puis de façon plus nourrie. Un photographe thaï me dit : « ne vous approchez pas des barricades. Les Rouges y ont placé des bombes ». Je me recule. 

Un manifestant me dit : « Je crois que le roi sait tout ce qui se passe ». Une femme me tend un café au lait. En le sirotant, je retourne près du All Season où le feu d’artifices de fusées bat son plein. Les chemises rouges poussent des exclamations et rient aux éclats comme des enfants. Une femme en sarong, serviette de bain sur l’épaule, m’aborde : « Dites la vérité au monde. Pourquoi les gens au sommet n’interviennent-ils pas pour dire stop. Ils se contrefichent du peuple ».  Et puis, quelque chose que les manifestants me répéteront toute la journée : « où est l’ONU ? Où sont les soldats de l’ONU ? Est-ce que l’Onu va nous aider ? ». Je fais mes premiers directs pour RFI, TV 5, France Info, sans écrire un mot, en décrivant  au téléphone ce que je vois.

A 7h45, l’attaque commence réellement. Les balles fusent. Elles viennent des militaires qui progressent sur Saladaeng, mais bien difficile de savoir comment se protéger. Jim N. se met prudemment derrière un autocar qui est en travers de la route. Je fais de même : imitons les vétérans ! Les deux premiers blessés gisent sur la chaussée, apparemment touchés par des snipers postés dans l’hôtel Dusit Thani, car la double barricade sur Rajadamri empêchent les soldats qui sont au niveau de la rue de voir clairement les chemises rouges. Une chemise rouge allongée devant la seconde barrière qui a été enflammé, va chercher en rampant, un par un, les deux blessés en les traînant sur le sol. Je me dis que je devrais l'aider, mais je reste figé. A dix mètres, je vois un homme sur le dos, les jambes écartées, vêtu d’une paire de jeans et d’un tee-shirt noir. Il ne bouge pas, il doit être le premier mort de cet assaut. Je ne peux m’empêcher d’éprouver une certaine admiration pour ces gens qui font face à une haie de militaires armés de M 16 et abrités derrière des véhicules de l’avant blindé. Comme les villageois de Bang Rajan, qui résistèrent héroïquement au XVIIIème siècle aux armées du roi d’Ava (villageois abandonnés par le roi d’Ayuthaya), ces chemises rouges savent se battre et mourir pour essayer de sauver un camarade.

Curieusement, il suffit de marcher une cinquantaine de mètres en arrière, pour retrouver une atmosphère toute différente. Des manifestants assis sur le bord d’un trottoir discutent en souriant. Un homme casqué épluche des légumes. Malgré les coups de feu, une vieille paysanne s’est endormie dans son hamac, un éventail à l’effigie de Thaksin posé sur sa poitrine. Un homme, la soixantaine dynamique, m’aborde, me demande d’où je viens, et me raconte qu’il a visité la Tour Eiffel en 1980. En général, dire qu’on est Français passe bien auprès des chemises rouges. Il font un signe du pouce et disent « Français, la vraie démocratie ». Des bonzes vont et viennent. Un d’eux observe les barricades à la jumelle. Il porte en dessous de sa robe safran un chapelet de sac noirs, de type policier ou militaire : des bombes artisanales ? Un stock d’amulettes bouddhiques ? J'en aperçois un avec un gilet pare-balles et un gros bâton à la main. Je veux le prendre en photo, mais il n'a pas l'air commode. L’un des bonzes m’intrigue particulièrement. Il est assis tranquillement sur un banc, comme s’il prenait le frais dans un parc urbain, totalement imperméable aux bruits et à l’agitation autour de lui. Il me sourit de son beau visage calme. 

A la barricade de MBK, alors que l’on peut voir les soldats en position à une cinquantaine de mètres, une section de policiers en uniforme bleu, sans armes ni matraques, avance tranquillement jusqu’au niveau du hérisson de bambous. Je regarde avec inquiétude. Une chemise rouge me dit : « c’est pas grave, c’est la police du Palais, ce sont les gens de Sirindhorn ». Ah bon ! Décidément, il y aura toujours des choses qui m’échapperont au Royaume du Siam. Les policiers du Palais discutent un moment avec les gardes Rouges, puis repartent en direction de l’hôtel Asia. 

Des pick up chargés de pneus arrivent en trombe dans les petits soïs reliés à l’avenue Rajadamri. Les pneus sont déchargés, aspergés d’essence et enflammés. Près de la station Siam, je croise un JRI espagnol. « Un journaliste étranger a été tué. Il avait le type méditerranéen », lance-t-il en me croisant. Je pense à Coco, un photographe français légèrement barbu que j’ai croisé plus tôt, avec deux autres freelance français, Layla et un blond dont je ne me souviens plus le nom. Il est environ 9 heures. Le bonze souriant de tout à l’heure passe près de moi et me place furtivement un bout de papier dans la main. Je le regarde : il a dessiné une figure de cartoon avec le mot « Mr News ». De l’autre côté, il a écrit « U.N. ». C’est un payan, un talisman bouddhique pour me protéger, m’expliquera-t-on plus tard.

Devant la scène de Rajaprasong, l’atmosphère de concert Rock qui prévalait à six heures du matin (Cranberry et Luk Tung) s’est calmée. Des leaders de second rang font des discours, mais on ne voit plus les véritables chefs, Jatuporn, Nattawut, Kwanchai, Dr Weng, Korkéo Pikulthong… Sans doute, doivent-ils discuter dans leur wagon climatisé. Devant la scéne, à peine quelques centaines de personnes, plus la plupart des femmes, calmes, mais tendues. Une femme arrive avec une batte de base-ball sur l’épaule. Je lui demande de poser devant la banderole « Peaceful protesters, not terrorists ». Peu à peu, l’atmosphère change, des hommes cagoulés de noir, vêtus de tee-shirts et de pantalons noirs passent en motos, un sac de bombes artisanales en bandoulière. 

12h40, une série de tirs et d’explosions retentit près de la scène dont je me suis éloigné. Près de la barrière de MBK, un petit groupe boit de la Singha, cocktail molotovs à leurs pieds. Sous un auvent, une quinzaine de gardes en noirs tabassent un homme torse nu d’une cinquantaine d’années. Je m’approche, prends des notes. Un garde lui décoche un coup de genou dans la tête, l’autre le frappe du poing. Ils remarquent ma présence, me font signe de ne pas prendre de photos. Je leur demande ce qu’il a fait. « Il dit aux gens de partir sinon ils vont se faire tirer dessus par les militaires », dit un petit barbu qui semble être le chef de la bande. « C’est un être humain, comme vous. Ne lui faites pas de mal », je dis en prenant l’air circonspect d’un diplomate onusien. « T’inquiètes. C’est un Thaï, on ne va pas lui faire de mal ». Ah, ce nationalisme ! Si « l’espion » était birman ou cambodgien, je ne donnerais pas cher de sa peau.

Un petit groupe casse la vitrine du 7/11 de Siam, je m’approche avec l’appareil photo, et l’un d’eux, l’air hargneux d’un pitbull, me crie « You go ! You go ! ». Je prends une grosse voix et ne trouve rien d’autre à lui répondre que : « vous faites votre travail, moi je fais le mien ». Je m’éloigne tout de même, en me disant que ce que je viens de dire n’a pas beaucoup de sens. De plus en plus d’hommes vêtus de noir, portant cagoules et gilets pare-balles; l’un d’eux porte un skate board sur l’épaule. Ils savent ce qu’ils font. Ce sont probablement des rangers, des militaires ou des policiers. Je ne vois toujours pas d’armes à feu du côté des rouges ; seulement des petites bombes et des cocktails molotov. Ah si, sur une table est posé une sorte de pistolet artisanal fait avec des bouts de métaux soudés ensemble. L’engin ne doit pas être d’une grande précision.

Brutalement, tous les manifestants qui se trouvaient devant la scéne et dans les rues, s'engouffrent dans le temple Pathum Wanaram, à l’exception des gardes. J’entends les gens discuter « Oui, ils ont bien fait de se rendre. Sinon, les militaires les auraient descendus ». Je regarde mes sms ; l’un confirme : “Sept leader Rouges se sont rendus à la police à 13h20”. A l’arrière du vaste temple agréablement boisé, où se trouvent maintenant des centaines de manifestants, je m’assieds sur un banc pour reprendre mon souffle. Un homme en Tee-Shirt noir court devant moi en criant « je suis touché ! ». Il est blessé d’une balle dans le dos. On lui indique la direction des secouristes. Il a été touché alors qu’il se trouvait dans le temple. Etait-il armé ? Pas au moment où je l’ai vu. Avant, je ne sais pas.

Je reviens vers l'entrée du temple et m'assieds par terre, près d’un portrait du Roi devant le Bouddha, à côté d’un groupe d’éléphants en bois. On entend sans cesse coups de feus et explosion. Lorsqu'il y a une grosse explosion, les gens applaudissent et poussent des glapissements. Je me dis que ce doit être des grenades lancés par les gardes ou les miliciens de feu-Sae Daeng pour freiner l'avance des militaires. Xavier me confirme au téléphone : “on vient de prendre une grenade. Trois soldats et un journaliste ont été blessés par les éclats. Les militaires sont super énervés”, dit-il. 

La famille à côté de moi est de Samut Phrakarn. « Il n’y aura plus de tranquillité en Thaïlande, Bangkok va devenir comme le Sud » me dit le mari. Sa femme est toute aussi incisive. Elle a un beau visage légèrement maquillé, un sourire plein de charme. « Ils nous tirent dessus comme si nous n’étions pas des êtres humains », dit-elle. Puis elle lance en riant : « Et si on allait à la maison d’Abhisit ? ». Je hasarde une question sur le roi. « Nous ne comprenons pas pourquoi il n’aide pas le peuple, pourquoi il ne demande pas au gouvernement et à l’UDD de venir discuter pour régler le problème », dit la femme. Son mari est plus tranchant : « Si le roi laisse l’armée tirer sur le peuple comme cela, moi je pense que le roi n’aime pas le peuple ». Puis : « La Thaïlande n’est pas un pays où il fait bon vivre. Si on s’exprime, si on utilise ses droits, on se fait tirer dessus ».

Les batteries de mon téléphone sont presque épuisées. Il est 15h30. Je me dis qu’il faut que je sorte du quartier. Face au QG de la police, je retrouve les trois free lance français et Marika, la femme de Seth Mydans, le correspondant du New York Times. Ce n’est donc pas Coco qui a été tué. Je n’apprendrai que dans la soirée qu’il s’agit de Fabien Polenghi, un photographe italien.

Les grilles du QG  sont cadenassées, mais il y a de nombreux journalistes à l’intérieur, pour la plupart Thaïs. Je leur demande de nous ouvrir. Ils appellent un policier, lequel affirme  qu’il n’a pas les clefs. Les balles volent autour de nous et je sens qu’il ne faut pas rester trop longtemps plantés là. Nous décidons d’escalader la grille. Tous les quatre, nous sautons à l’intérieur du QG de la police. Je ne vois plus Marika qui semble être partie du côté de MBK. Dans le QG, l’atmosphère est plus détendue. Des ambulances vont et viennent. Beaucoup de manifestants y sont réfugiés. Visiblement, leurs relations avec la police sont des plus cordiales. Pour la première fois peut être depuis vingt ans que je suis en Thaïlande, je ressens une certaine gratitude envers les policiers.

Nous quittons le QG par Siam Square, désert, fantomatique, un no man’s land peuplé de magasins abandonnés. Comme nous passons par le sud du quartier, le long de l'université Chulalongkorn, nous ne voyons pas le cinéma Siam qui est en train de brûler. Nous nous séparons, les trois free-lance veulent aller à Din Daeng. C’est beau la jeunesse, me dis-je. Moi, je rentre à la maison. Après m’être heurté à deux barrages militaires, la tension nerveuse accumulée refait brutalement surface. Je projette un jeune soldat sur un rouleau de fer barbelé en puisant dans le registre (limité) des injures thaïes que je connais. Les soldats m’entourent, mais ne pointent pas d’armes vers moi. De toutes façons, les journalistes farang sont ting tong, doivent-ils penser. Un officier de police, bloqué lui aussi au barrage, sourit en me regardant. Après une heure de marche, j’arrive dans dans la rue Chualongkorn qui se trouve hors de la zone bloquée par les militaires. Des Bangkokois s’activent, discutent, rient ; ils ont l’air soulagé. J’ai l’impression de retrouver le Bangkok réel après avoir traversé un long tunnel. Un petit air d’excitation flotte dans les ruelles. Je m’assied sà une échoppe et commande un café boran. Il est 17h00. Pour la première fois de la journée, j’ouvre mon ordinateur, pour écrire un papier.


Arnaud Dubus


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