Tuesday, June 01, 2010

La double perspective thaïlandaise sur la crise des chemises rouges



Il semble qu'il y ait deux visions antagonistes, irréconciliables, des événements qui ont bouleversé l'équilibre de la Thaïlande ces dernières semaines. Selon la première vision, qui est celle du gouvernement et de l'élite ainsi que d'une bonne partie de la classe moyenne supérieure : les militaires, sur l'ordre du gouvernement, ont vaillamment combattu plusieurs centaines de “terroristes” lourdement armés, démons incarnés, qui, par le truchement des leaders rouges, ont manipulé la masse des “manifestants innocents”, braves brebis inconscientes, dévoyées mais récupérables. Selon l'autre vision, c'est le bras armé du peuple, muni de bâtons, de lance-pierres et d'autres outils de fortune, qui a résisté vaillamment au rouleau compresseur de l'armée thaïlandaise, protectrice d'un ordre illégitime. 

La première vision est celle que j'appellerais la vision “Suriyothaï”, selon le film réalisé en  2001 par le prince Chatrichalerm Yukol, à la demande et grâce au financement de la Reine Sikirit. Le film est une reconstitution méticuleuse et probablement assez fidèle de la vie de Suriyothaï, épouse du roi d'Ayuthaya, et qui, lors d'une bataille contre les Birmans au début du XVIème siècle, perdit la vie pour défendre le royaume. J'ai sous les yeux la pochette du DVD. On y voit la Reine Suriyothaï, le regard dur, belle mais froide, portant les bijoux liés à son rang. Ce film a lancé la mode des drames historiques, un genre qui restait jusqu'à présent confiné à de piètres séries télévisées. “Suriyothai” est une fabuleuse reconstitution qui tente de faire revivre cette époque où le Siam n'était pas encore le Siam, mais un ensemble de principautés rivales aux liens plutôt distendus. Francis Ford Coppola en a fait une version de trois heures pour la distribution internationale (l'original, en thaï, dure six heures). 

Le film met en valeur les membres de la famille royale, les nobles de haute naissance avec au sommet de cette pyramide le roi d'Ayuthaya, Borommaracha IV, et son intrépide épouse Suriyothai. Celle-ci a le sens du sacrifice. Elle a renoncé à un amour de jeunesse pour un mariage de raison avec le prince Tien, futur roi d'Ayuthaya. En fait, elle n'a que le mot de sacrifice à la bouche. Sacrifice pour la couronne, sacrifice pour la Nation, sacrifice pour son royal époux. Elle est un être désincarné, totalement dévoué à l'intérêt de son royaume. Dans le film, les roturiers passent les trois quarts de leur temps à se prosterner devant les membres de la famille royale et les aristocrates. Ils font simplement acte de présence, mais n'ont pas d'existence propre en tant que telle, ils ne valent que par leur lien de subordination aux nobles. Ils sont à leur service, leur apportent l'eau pour se laver, l'épée pour se battre, l'éléphant pour se balader. Et bien sûr, ils sont prêts à mourir pour défendre leur maître. L'actrice principale, Mom Luang Piyapas Bhirombakdi, est une aristocrate mineure, appartenant à une des familles les plus riches du pays (propriétaire de la marque de bière Singha). Le metteur en scéne Chatrichalerm est un cousin du roi Bhumibol.

La seconde vision est celle d'un autre film sur les guerres contre les Birmans, “Bang Rajan” (mis en scéne par Thanit Jitnukul, 2000). L'histoire se passe cette fois ci à la fin du XVIIIème siècle, quand les armées du roi Hsinbyushin d'Ava effectuent leur poussée finale vers le royaume d'Ayuthaya. C'est l'histoire de la résistance héroïque d'un petit village de Singhburi, dont les habitants se mobilisent, malgré l'absence total de soutien du roi d'Ayuthaya, pour tenter de freiner l'avancée des armées birmanes infiniment supérieures en nombre et en équipement. Le sous titre du film, sur la couverture du DVD est “kou ja sou jon sen lued yod sud taï” (Je – kou est une forme populaire et presque vulgaire du pronom personnel – vais me battre jusqu'à ma dernière goutte de sang). Ce film extrêmement nationaliste, violemment anti-birman, célèbre les actes de ces villageois sans éducation, mal vêtus, dépourvus d'armements, qui, assiégés dans leur fortin de bois et de bambous, ont tenu en respect l'envahisseur. Ces villageois ne connaissent pas les manières raffinées de la cour d'Ayuthaya, s'enivrent d'alcool de riz, s'expriment vulgairement en parlant fort et chevauchent des buffles plutôt que des éléphants. Mais ils se tiennent les coudes et croient en leur cause. Je me souviens d'avoir visionné le film dans une salle au sein quartier général de l'armée de terre, sur Rajdamnoen. J'ai interviewé des soldats et des jeunes officiers à la sortie : plusieurs d'entre eux pleurant, tant le film les avait étreint d'émotion.

Le type de nation incarné par les nobles chevaliers de Suriyothaï est très éloignée de celle qu'évoque cette solidarité courageuse et anarchique des villageois de Bang Rajan, qui, à l'époque, ne portaient pas de chemises.


Arnaud Dubus


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