Saturday, February 02, 2013

Chronique de Thaïlande : petit manuel de la corruption (I)

Présente à tous les niveaux du pays, la corruption est considérée comme bénigne par beaucoup. Mais les exposés dans la presse font quelquefois mouche.

 
Un animateur vedette de la télévision thaïlandaise est accusé d’avoir fait falsifier les comptes de sa société pour encaisser indûment des revenus publicitaires. Des cambrioleurs entrent dans la maison d’un haut-fonctionnaire et y trouvent tellement de sacs bourrés de billets de banque qu’ils n’arrivent qu’à en emporter une petite partie avant d’être arrêtés par la maréchaussée. Le secrétaire général d’une Commission anti-corruption est muté parce qu’il est trop efficace dans son travail. Pas un jour ne passe dans le royaume sans qu’un évènement lié à la corruption ne fasse la Une. Et la tendance ne date pas d’aujourd’hui : après la mort du dictateur Sarit Thanarat en 1963, le public avait soudain découvert que sa fortune, employée à entretenir ses nombreuses maîtresses, s’élevait à 2,8 milliards de bahts, soit 30% du montant total des dépenses budgétaires à l’époque.
L’un des signes le plus inquiétants dans cette saga sonnante et trébuchante est qu’une large portion du public thaïlandais semble considérer ces pratiques comme acceptables, si l’on en croit une série de sondages récents. Par exemple, une étude de l’institut Abac effectuée dans 17 provinces au début du mois de septembre indique que 65,8% des Thaïlandais interrogés se disent prêts à fermer les yeux sur la corruption si celle-ci leur bénéficie également. Plus inquiétant : cette proportion passe à 76,5 % si l’on réduit l’échantillon à la tranche d’âge des 20 – 29 ans.
Des éléments d’explication de cette vision bienveillante des pratiques de corruption peuvent être trouvés dans l’histoire. Sous le régime féodal du sakdina, avant la modernisation administrative imposée par Rama V (règne 1868-1910), les officiels étaient nommés par un supérieur dans la stricte hiérarchie sociale du Siam, mais ne recevaient pas de revenu fixe de cette source d’autorité : ils étaient censés “se payer sur la bête”, en prélevant sur les habitants des ponctions en nature ou, si cela était possible, en espèces. De même, il était convenu que les fermiers fiscaux, chargés de prélever des taxes pour le pouvoir central, pouvaient conserver une partie de ce qu’ils avaient pu récolter pour se rémunérer (en général 30%). Le caractère inégalitaire de la société au niveau de la propriété du sol, du statut et du pouvoir exercé favorisait l’établissement d’un système de clientèles, où les plus faibles se plaçaient sous la protection d’un puissant en manifestant leur respect par l’octroi de cadeaux et où les “patrons” étendaient leur bienveillance sur les petits afin de renforcer leur position de pouvoir et maximiser leurs revenus. La centralisation bureaucratique par Rama V à la fin du XIXème siècle et le renversement de la monarchie absolue en 1932 n’ont pas fondamentalement remis en cause ces relations structurelles. Les cadeaux pour services rendus, les pratiques de prélèvements à la source et les pots-de-vins sont, à tort ou à raison, considérés par beaucoup comme partie d’une certaine culture traditionnelle.
L’un des changements intervenus dans les années 1980 a été la diversification des acteurs de la corruption. Face aux bureaucrates et aux militaires qui monopolisaient jusqu’alors l’art de détourner les fonds publics, sont apparus des politiciens-affairistes aptes à utiliser des techniques plus raffinées de subtilisation et à déguiser leur quête intéressée sous le couvert d’un engagement pour la démocratie. Chatichai Choonhavan (Premier ministre de 1988 à 1991) et Thaksin Shinawatra (Premier ministre de 2001 à 2006) en sont de bonnes illustrations. Il est parlant que tous deux ont été renversés par des coups d’Etat après avoir bloqué des achats d’armements qui auraient probablement donné lieu au versement d’importantes commissions.
Pour bâtir leur base de pouvoir dans un système politique où les partis sont faibles et peu réglementés, ces politiciens ont dû recourir à des réseaux de clientèles, parfois même à des parrains mafieux, pour renforcer leur chance d’être élus. Par ailleurs, la décentralisation apparue à la fin des années 1990 a aussi créé de nouvelles opportunités de corruption au niveau des districts et des sous-districts. C’est le plus souvent en s’enrichissant par la corruption que des petits hommes d’affaires parviennent à conquérir des positions de pouvoir local, ce qui leur permet ensuite d’être dans une meilleure posture pour influencer l’octroi des contrats et imposer l’ampleur des ristournes.
Dans un contexte d’indifférence d’une partie de la population, les médias jouent un rôle crucial pour fixer les limites de l’acceptable. Un haut-fonctionnaire corrompu qui attire trop de gros titres pourra être muté, voire un ministre perdre son porte-feuille. En revanche, dans le système actuel, les institutions de lutte contre la corruption – comme la Commission nationale anti-corruption ou la Commission anti-corruption dans le secteur public – sont trop dépendantes des autorités du moment pour pouvoir véritablement mener à bien leur mission.

Max Constant

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