Il est un grave reproche que l’on doit faire à Thierry Cruvellier, auteur du livre “Le maître des aveux », c’est qu’il n’écrira pas un second volume sur le procès actuellement en cours des trois hauts dirigeants khmers rouges Nuon Chea, Ieng Sary et Khieu Samphan. « Le maître des aveux », qui porte sur le jugement en 2009-2010 de Kaing Guek Eav, alias Douch, chef du centre d’interrogatoire S-21, restera probablement le livre incontournable sur ce procès, comme l’a été le livre d’Hannah Arendt sur le procès d’Eichmann. Il y a plusieurs raisons à cela. D’abord, le fait que l’auteur est un observateur de longue date des tribunaux internationaux. Son œil aguerri n’est pas dupe, il décortique les manœuvres des procureurs, des témoins et des avocats, compare et met en perspective, analyse les meurtriers de masse du Cambodge vis-à-vis des génocidaires d’Arusha. Et il en tire des conclusions importantes sur le fonctionnement de la justice internationale.
Ensuite, l’auteur a suivi sur la longueur, avec sérieux et sens critique les longs mois de cette procédure, tour à tour intense et lassante, historique et prosaïque. Il ne s’invente pas des « face à face, yeux dans les yeux, avec le bourreau », mais s’évertue à comprendre, à décrypter, avec une intelligence souple et un humour souvent corrosif, les complexités de ces débats où les récits s’entrechoquent et les personnalités guerroient. Les grands moments du procès – des témoignages de l’épouse et de la fille du professeur Phung Ton, mort en 1977 à S-21, ou de l’écrivain François Bizot au coup de théâtre final où l’avocat François Roux se trouve trahi à la fois par son co-avocat et son client – sont restitués avec justesse. Comme l’est l’atmosphère si particulière du petit monde qui gravite autour d’un tribunal international et qui n’est pas sans rappeler la communauté se formant autour du tournage d’un film, avant de se dissoudre.
Bien sûr, « Le maître des aveux » ne livre pas toutes les clés, mais il met le doigt sur des points cruciaux pour ceux qui veulent mieux comprendre la dynamique des jugements de crimes contre l’humanité. Ainsi, l’inévitable choc culturel entre les approches des juristes et témoins de différents horizons (pensée circulaire contre pensée linéaire), le cheminement psychologique qui mène un enseignant apprécié de ses élèves à devenir un meurtrier de masse, l’obsession de la pureté qui entraine le régime dans une dynamique paranoïaque… Contrairement à Douch, deux des trois leaders khmers rouges actuellement en cours de jugement – Nuon Chea et Ieng Sary – refusent de coopérer avec le tribunal. La seconde audience lors de laquelle Nuon Chea a rejeté la responsabilité des atrocités sur le « frère ennemi » vietnamien donne une idée de l’impasse dans lequel ce second procès pourrait aboutir. Quant à Khieu Samphan, il est à craindre que ses réponses ne différeront pas beaucoup de son opuscule « l’histoire récente du Cambodge et les raisons derrière les décisions que j’ai prises » publié au début des années 2000. A la fin de cet ouvrage, il affirmait : « dans la hiérarchie rigide du Kampuchéa Démocratique (le régime khmer rouge), j’étais une sorte de subalterne ».
Arnaud Dubus
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