Le mouvement Siam Pitak, dernier avatar du mouvement anti-Thaksin, est socialement diversifié et mené par le réseau des militaires à la retraite.
Si l’on met à part la frange de casseurs dont les motivations sont les mêmes sous tous les cieux, les quelque 15.000 ou 20.000 personnes qui se sont rassemblées sur l’avenue Rajdamnoen Nok, à Bangkok, le 24 novembre, pour protester contre le gouvernement montre que le mouvement baptisé Siam Pitak (« Protéger le Siam ») présente une certaine diversité sociale. On y retrouve ce qui constituait le gros des troupes des Chemises jaunes : les braves gens de Bangkok et des zones urbaines, bourgeois conservateurs dotés d’un bon niveau d’études, qui souhaitent le maintien d’une Thaïlande où « chacun connait sa place ». Ces personnes – commerçants, entrepreneurs, fonctionnaires, employés, enseignants parfois artistes – représentent une grosse majorité des manifestants. Elles ont donné à la manifestation du 24 novembre une allure de sortie dominicale où l’on se retrouve entre amis, entre gens du même milieu qui partagent les mêmes intérêts. L’étiquette générale « ultra-royaliste », qui leur est souvent collée par commodité, ne leur fait probablement pas justice (même si l’on trouve parmi eux des fanatiques royalistes). Ils sont royalistes – qui ne l’est pas en Thaïlande ? – et cette révérence a sans doute parfois tendance à troubler leur jugement.
Deux éléments paraissent constituer un dénominateur commun : la haine de Thaksin et la défiance vis-à-vis du système électoral, ou, plus crûment dit, un penchant anti-démocratique. La haine de Thaksin Shinawatra, l’ancien premier ministre qui s’est enfui de Thaïlande et a été condamné pour abus de pouvoir à deux ans de prison, est partout. « The bulls…it guy ! », lance un entrepreneur dans la cinquantaine. Plus nuancée, une écrivaine explique qu’elle « n’a rien contre Yingluck [Shinawatra, cheffe du gouvernement et sœur de Thaksin] », mais qu’elle pense que « le gouvernement est la marionnette de Thaksin », ce qu’elle « n’aime pas ». Le penchant anti-démocratique, qui était déjà présent chez les Chemises jaunes, s’exprime de plus en plus ouvertement. «Nous voulons un gouvernement par le roi. Les élections ne fonctionnent pas en Thaïlande. Nous ne sommes pas l’Allemagne ou le Japon», considère un agent immobilier. Cette position s’appuie sur l’idée que les naïfs des campagnes se laissent acheter par les hommes de Thaksin. « 15 millions de personnes ont voté pour Yingluck. Ils ont tous été payés », résume l’entrepreneur. Un élément qui revient constamment dans les propos des manifestants de Siam Pitak est leur vive opposition au programme de soutien des prix du riz – ce dispositif contesté par les économistes mais apprécié par les agriculteurs qui permet au gouvernement d’acheter le riz à un prix de 50 % supérieur à celui du marché. Les manifestants de Siam Pitak, du moins ceux issus de milieu urbain, souvent sino-thaïlandais, considèrent qu’il s’agit là d’un gaspillage de l’argent de leurs taxes.
Mais de manière intéressante, il y a aussi une composante paysanne parmi les manifestants. Des ruraux venus en convois organisés par des associations villageoises et qui ont reçu un polo de couleur rose (une couleur associée au roi) et des repas gratuits pour la durée de la manifestation. « Nous nous sommes regroupés au chef-lieu de district et nous sommes venus en car. Je suis ici car le gouvernement fait beaucoup de mauvaises choses. Je ne sais pas combien de temps je vais rester, cela dépend du leader », explique un paysan venu de la province de Nakhon Ratchasima, vêtu d’une veste en jean et affichant le visage buriné de ceux qui travaillent dans la rizière.
Du côté des leaders, Boonlert Kaewprasit, 69 ans, est mis en avant comme « le chef » de Siam Pitak. Plus vraisemblablement, ce général à la retraite qui devait s’ennuyer en jouant aux échecs avec quelques camarades dans son salon, n’en est qu’une figure de proue. L’ex-chef d’escadrille Prasong Soonsiri, 85 ans, qui apparaît dans l’ombre de Boonlert, semble être la tête pensante de Siam Pitak, avatar des Chemises jaunes. Le point de ralliement de ces papys qui font de la résistance est le Royal Turf Club, l’hippodrome désuet qui se trouve en bordure du quartier historique de Bangkok.
Formé au sein de l’école de renseignements de l’armée de l’air américaine et surnommé « Thai CIA », Prasong Soonsiri a été l’un des organisateurs du coup d’Etat de septembre 2006. Royaliste jusqu’au bout des ongles et proche du président du conseil privé du roi Prem Tinsulanonda, Prasong a un compte personnel à régler avec Thaksin qui remonte au milieu des années 1990 : Thaksin avait réussi en 1994 à marginaliser Prasong au sein du parti Palang Dhamma pour prendre la tête de la formation, et – humiliation suprême – avait pris des mains de Prasong le portefeuille de ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement de Chuan Leekpai. L’ancien officier de l’armée de l’air ne l’avait jamais digéré. Comme souvent en Thaïlande, les luttes politiques sont motivées, du moins au niveau des leaders, par de mesquines querelles d’intérêt et de sombres vengeances personnelles. Il reste maintenant à voir qui va reprendre la tête du mouvement, l’ex-général Boonlert ayant jeté l’éponge, déçu par la faible mobilisation du 24 novembre.
Max Constant
Si l’on met à part la frange de casseurs dont les motivations sont les mêmes sous tous les cieux, les quelque 15.000 ou 20.000 personnes qui se sont rassemblées sur l’avenue Rajdamnoen Nok, à Bangkok, le 24 novembre, pour protester contre le gouvernement montre que le mouvement baptisé Siam Pitak (« Protéger le Siam ») présente une certaine diversité sociale. On y retrouve ce qui constituait le gros des troupes des Chemises jaunes : les braves gens de Bangkok et des zones urbaines, bourgeois conservateurs dotés d’un bon niveau d’études, qui souhaitent le maintien d’une Thaïlande où « chacun connait sa place ». Ces personnes – commerçants, entrepreneurs, fonctionnaires, employés, enseignants parfois artistes – représentent une grosse majorité des manifestants. Elles ont donné à la manifestation du 24 novembre une allure de sortie dominicale où l’on se retrouve entre amis, entre gens du même milieu qui partagent les mêmes intérêts. L’étiquette générale « ultra-royaliste », qui leur est souvent collée par commodité, ne leur fait probablement pas justice (même si l’on trouve parmi eux des fanatiques royalistes). Ils sont royalistes – qui ne l’est pas en Thaïlande ? – et cette révérence a sans doute parfois tendance à troubler leur jugement.
Deux éléments paraissent constituer un dénominateur commun : la haine de Thaksin et la défiance vis-à-vis du système électoral, ou, plus crûment dit, un penchant anti-démocratique. La haine de Thaksin Shinawatra, l’ancien premier ministre qui s’est enfui de Thaïlande et a été condamné pour abus de pouvoir à deux ans de prison, est partout. « The bulls…it guy ! », lance un entrepreneur dans la cinquantaine. Plus nuancée, une écrivaine explique qu’elle « n’a rien contre Yingluck [Shinawatra, cheffe du gouvernement et sœur de Thaksin] », mais qu’elle pense que « le gouvernement est la marionnette de Thaksin », ce qu’elle « n’aime pas ». Le penchant anti-démocratique, qui était déjà présent chez les Chemises jaunes, s’exprime de plus en plus ouvertement. «Nous voulons un gouvernement par le roi. Les élections ne fonctionnent pas en Thaïlande. Nous ne sommes pas l’Allemagne ou le Japon», considère un agent immobilier. Cette position s’appuie sur l’idée que les naïfs des campagnes se laissent acheter par les hommes de Thaksin. « 15 millions de personnes ont voté pour Yingluck. Ils ont tous été payés », résume l’entrepreneur. Un élément qui revient constamment dans les propos des manifestants de Siam Pitak est leur vive opposition au programme de soutien des prix du riz – ce dispositif contesté par les économistes mais apprécié par les agriculteurs qui permet au gouvernement d’acheter le riz à un prix de 50 % supérieur à celui du marché. Les manifestants de Siam Pitak, du moins ceux issus de milieu urbain, souvent sino-thaïlandais, considèrent qu’il s’agit là d’un gaspillage de l’argent de leurs taxes.
Mais de manière intéressante, il y a aussi une composante paysanne parmi les manifestants. Des ruraux venus en convois organisés par des associations villageoises et qui ont reçu un polo de couleur rose (une couleur associée au roi) et des repas gratuits pour la durée de la manifestation. « Nous nous sommes regroupés au chef-lieu de district et nous sommes venus en car. Je suis ici car le gouvernement fait beaucoup de mauvaises choses. Je ne sais pas combien de temps je vais rester, cela dépend du leader », explique un paysan venu de la province de Nakhon Ratchasima, vêtu d’une veste en jean et affichant le visage buriné de ceux qui travaillent dans la rizière.
Du côté des leaders, Boonlert Kaewprasit, 69 ans, est mis en avant comme « le chef » de Siam Pitak. Plus vraisemblablement, ce général à la retraite qui devait s’ennuyer en jouant aux échecs avec quelques camarades dans son salon, n’en est qu’une figure de proue. L’ex-chef d’escadrille Prasong Soonsiri, 85 ans, qui apparaît dans l’ombre de Boonlert, semble être la tête pensante de Siam Pitak, avatar des Chemises jaunes. Le point de ralliement de ces papys qui font de la résistance est le Royal Turf Club, l’hippodrome désuet qui se trouve en bordure du quartier historique de Bangkok.
Formé au sein de l’école de renseignements de l’armée de l’air américaine et surnommé « Thai CIA », Prasong Soonsiri a été l’un des organisateurs du coup d’Etat de septembre 2006. Royaliste jusqu’au bout des ongles et proche du président du conseil privé du roi Prem Tinsulanonda, Prasong a un compte personnel à régler avec Thaksin qui remonte au milieu des années 1990 : Thaksin avait réussi en 1994 à marginaliser Prasong au sein du parti Palang Dhamma pour prendre la tête de la formation, et – humiliation suprême – avait pris des mains de Prasong le portefeuille de ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement de Chuan Leekpai. L’ancien officier de l’armée de l’air ne l’avait jamais digéré. Comme souvent en Thaïlande, les luttes politiques sont motivées, du moins au niveau des leaders, par de mesquines querelles d’intérêt et de sombres vengeances personnelles. Il reste maintenant à voir qui va reprendre la tête du mouvement, l’ex-général Boonlert ayant jeté l’éponge, déçu par la faible mobilisation du 24 novembre.
Max Constant
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