Friday, October 14, 2005

François Bizot, un ethnologue en quête du Bouddhisme ancien

Physique massif, regard clair, François Bizot écoute la question avec un air étonné mêlé d’amusement. Un nouveau livre ? Il se balance quelques instants sur son fauteuil à bascule sur le balcon d’une grande maison en bois de teck qui surplombe le fleuve. La Mae Ping est à son plus haut point depuis les inondations du mois dernier qui ont dévasté Chiang Mai. En contrebas, des Thaïlandais du voisinage tentent de consolider une petite digue de terre, faible rempart contre la furie des eaux brunes. « C’est une recherche que je mène depuis quarante ans. Il pourra en sortir deux ou trois livres. J’ai maintenant en main les éléments pour un ouvrage sur l’histoire du bouddhisme en Asie du Sud-Est », répond-il simplement. Puis l’homme se met à parler sans discontinuer, d’une voix profonde. Un discours dense et limpide, riche d’une érudition conquise plus dans les pagodes de village que dans les bibliothèques. « Le bouddhisme de la péninsule indochinoise n’était pas un champ de recherche. On considérait qu’il relevait du bouddhisme Theravada, avec une filiation des écoles officielles à l’orthodoxie cinghalaise. Il n’y avait pas de raisons de se poser de questions », raconte-t-il. C’était dans les deux premiers tiers du XXème siècle. George Coedès de l’Ecole Française d’Extrême Orient avait été un pionnier de ces études sur le bouddhisme importé de Ceylan. Des experts en pali – la langue des textes sacrés du bouddhisme Theravada – se succèdent en Asie du Sud-Est pour des travaux d’épigraphie. Une thèse est communément acceptée : celle de l’arrivée du bouddhisme en Asie du Sud-Est à partir du XIIème siècle, en provenance de Ceylan.
Quand François Bizot arrive au Cambodge au milieu des années soixante, il adopte une approche ethnologique. Il va dans les villages, prend des notes sur les rituels, parle avec les laïques et les bonzes. Ses observations l’intriguent. « Il y a quelque chose qui cloche. Ce que les gens ont en tête n’est pas ce qu’ils devraient avoir s’ils avaient reçu une éducation religieuse conforme au Theravada cinghalais », dit-il. Et puis, il découvre les manuscrits, des milliers de notations en khmer, la langue locale, et non en pali inscrites sur des feuilles de palmes taillées en longs rectangles. Plus tard, dans la Thaïlande du nord, il en trouve d’autres consignées cette fois ci en yuon, la langue du Lanna. Même chose au Laos, en Birmanie, puis dans le Sipsongpanna, la « région aux 12.000 rizières » dans le sud de la Chine. Rares sont ceux qui se sont intéressés à ces manuscrits jusque là : ils ne sont pas datés et, la plupart du temps, n’ont pas d’auteurs identifiés. Surtout, écrit en langue vulgaire, ils ne sont pas considérés comme des textes sacrés. Raison de plus pour François Bizot de s’y atteler avec une avidité de pionnier. « Ce sont des manuels, des traités de pratique religieuse, des descriptions de rituels, des textes de type ésotérique qui doivent être compris en présence d’un maître », explique-t-il.
Après la période khmère rouge, François Bizot s’installe pour l’Ecole Française d’Extrême Orient dans le nord de la Thaïlande et étudie les manuscrits en yuon. Il commence à élaborer une thèse novatrice : celle de l’existence d’un fonds commun pré-cinghalais aux différents pays d’Asie du Sud-Est continentale. « Le contenu de ses textes se rapprochait du tantrisme indien. Je suis arrivé à la conclusion que ce bouddhisme pré-cinghalais s’était implanté en Asie du Sud-Est lors de la grande vague de la fin du 1er millénaire et du début du second millénaire, lors du dernier soupir du bouddhisme indien », dit-il. Ce bouddhisme tantrisant a pour particularité de se méler aux cultes animistes locaux, débouchant sur un syncrétisme enraciné dans un socle culturel ancien.
Lors de son arrivée dans la péninsule indochinoise à partir du XIIème siècle, le bouddhisme orthodoxe cinghalais – l’école du Mahavihara de Ceylan - se heurte à ce bouddhisme syncrétique et populaire. Le conflit dure des siècles avant que le Mahavihara ne l’emporte avec l’appui du roi Mongkut au milieu du XIXème siècle. Les tensions entre les deux écoles portent non pas sur des points de doctrine ou d’interprétation des textes, mais sur des questions de discipline monastique : la façon d’ajuster la robe, le port ou non d’une ceinture de poîtrine ou la prononciation des soutras en pali lors de la cérémonie d’ordination. Les tenants du Mahavihara veulent ainsi que les bonzes se couvrent les deux épaules lorsqu’ils se déplacent dans la communauté alors que les adeptes du vieux bouddhisme transmis par les Mons conservent toujours l’épaule et le bras droits découverts. La querelle des « one shoulder » et des « two shoulders » durera des siècles en Birmanie. En Thaïlande et au Cambodge, les deux écoles finiront par former deux congrégations distinctes, le Mahanikaya (héritée du bouddhisme Mon) et le Dammayutikanikaya conforme à l’orthodoxie cinghalaise.
François Bizot s’applique à retrouver les formes de ce bouddhisme ancien sous le vernis récent de l’église réformée par Mongkut. Ainsi, il a croisé des Kru Ba, des bonzes ordonnés à un échelon supérieur, dans la province de Chiang Mai. Dans le sud de la Chine, certains bonzes reçoivent lors de leur ordination une canne avec un grelot, comme dans certaines écoles du bouddhisme du grand véhicule en Chine et au Japon. « Des traditions peuvent durer des siècles piégées dans des zones tampons », dit-il. Après 40 ans de recherches, l’ethnologue continue à se passionner, levant peu à peu le voile sur un passé enfoui. « Non pas que j’ai bouclé la boucle, dit-il, mais il y a eu un parcours de fait ».

Arnaud Dubus (à Chiang Mai) publié dans Cambodge Soir du 12 octobre 2005

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