Par Arnaud Dubus, Bangkok
Officiellement, le calme et l’ordre sont rétablis après les manifestations des «chemises rouges» réprimées dans le sang il y a un mois. La Thaïlande a presque retrouvé son sourire. L’homme du moment est le colonel Sansern Kaewkamnerd, un beau gosse qui remplit les fonctions de porte-parole du CRES, l’organe militaro-civil qui dirige la Thaïlande sous l’égide du décret d’état d’urgence. Dans les centres commerciaux de la capitale, qui ont survécu à la vague rouge, les minettes de la bourgeoisie bangkokoise se font prendre en photo aux côtés de cet officier au visage poupon, lequel sert de porte-voix au régime du premier ministre Abhisit et de Suthep Taungsuban, le sulfureux vice-ministre en charge de la sécurité.
Des assassinats Sansern, qui affiche un sourire béat en permanence, sauf quand il lit, sérieux comme un pape, les communiqués du CRES, a vu exploser son fan-club sur Facebook. Les Bangkokoises apprennent avec
ravissement qu’il taquine la guitare. Mais derrière cette Thaïlande du sourire retrouvé et du retour à la «normale», une campagne sourde de répression est en train de se dérouler dans les provinces rurales. Une campagne qui n’est pratiquement pas rapportée par les télés ou la presse, tout occupées à s’apitoyer sur les débris fumants du Central World, l’immense mall luxueux incendié, et les menaces que fait peser la crise sur l’économie.
Les «chemises rouges», revenues dans leurs provinces après l’assaut des militaires contre leur camp retranché dans le quartier commercial huppé de Bangkok le 19 mai, ont peur. Bien que la presse se montre discrète, sauf
le courageux site internet d’informations Prachatai* constamment bloqué par les autorités, les informations sur des assassinats commis contre les «chemises rouges» en province commencent à filtrer. Un garde du corps
d’un leader rouge a été abattu la semaine dernière de quatre balles dans la ville de Nakhon Ratchasima (nord- est). Un cuisinier a connu le même jour le même sort à Sisaket (nord-est). Un autre «garde rouge» a été abattu à Chonburi (à 100 km à l’est de Bangkok). «Guantanamo thaïlandais»
Confronté aux critiques des organisations internationales de défense des droits de l’homme, le gouvernement a réagi en faisant publier la liste des 417 personnes arrêtées depuis le 19 mai, avec leur lieu de détention et l’inculpation dont ils ont fait ou vont faire l’objet. «Le gouvernement donne l’impression de fournir des informations, mais en fait il ne vise pas la bonne cible. Notre inquiétude concerne les personnes détenues sous l’égide du décret d’état d’urgence, lequel n’exige pas qu’une personne arrêtée soit inculpée», dit Sunai Pasuk, chercheur pour Human Rights Watch.
Cette organisation et Amnesty International lancent un cri d’alarme sur le sort des personnes détenues secrètement dans des camps militaires. «Nous ne voulons pas d’un Guantanamo thaïlandais», dit l’universitaire Vishnu Varunyou. Hormis 21 leaders et militants rouges détenus sous l’égide du décret d’urgence dans les camps militaires de Petchaburi, de Saraburi et dans le camp de la police des frontières à Pathum Thani, près de Bangkok, on ignore l’identité et le nombre des personnes détenues dans des camps. De surcroît, la Fondation Miroir, une ONG thaïlandaise, a reçu 77 plaintes pour disparition: un fils, une mère ou une grand-mère qui n’ont pas été revus après l’assaut du 19 mai contre le fortin rouge de Rajaprasong. Une autre organisation, Union for Civil Liberties, n’a recensé que cinq disparitions.
«La Thaïlande commence à prendre des airs d’Indonésie sous Suharto», analyse le blogueur britannique Yvan Cohen**, expert de la politique thaïlandaise. Il évoque la répression sourde qui a frappé les militants
démocratiques indonésiens de 1966 à 1998 et la notion de «liberté dans la responsabilité» prônée par le régime suhartiste, qui n’est, ni plus ni moins, qu’une manière élégante d’habiller les contraintes imposées par un régime autocratique. La presse, dans sa majorité, est aux ordres, sauf le site Prachatai, le quotidien de référence Matichon et le brûlot populiste Thai Rath, ce dernier étant acquis aux «rouges». Des journalistes étrangers sont convoqués par le CRES pour livrer leurs informations et montrer leurs vidéos au gouvernement. «J’en ai marre d’être appelée par des officiels du gouvernement», lâche une journaliste indépendante. Certains vétérans, qui ont vécu la répression qui a suivi le massacre des étudiants de l’université Thammasart, le 6 octobre 1976, disent avoir l’impression de revivre cette époque noire.
Face à cette dérive inquiétante, le premier ministre Abhisit Vejjajiva garde son sourire de jeune premier et parle de «réconciliation». «Le gouvernement ne parle que de réconciliation, mais tout ce qu’il fait va dans la direction
opposée», assène l’ancien sénateur Jon Ungphakorn.
* www.prachatai.org
** http://yvancohen.blogspot.com
© 2009 Le Temps SA et Libération SA
Wednesday, June 16, 2010
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