Thursday, June 03, 2010

Le Rouge et le Jaune : foire d’empoigne au FCCT



En octobre 1986, il y eut un débat mémorable au Foreign Correspondents Club of Thailand (FCCT), lequel était alors situé dans la superbe penthouse vitrée de l’hôtel Dusit Thani. Michaël Vickery, expert du Cambodge ancien et khmérophone, présentait son livre « Cambodia 1975-1982 » aux correspondants étrangers. C’était la première fois qu’un expert, qui avait eu un large accès à la République Populaire du Kampuchéa, parlait devant la presse internationale, laquelle était frustrée par le « régime de Phnom Penh » dans ses tentatives pour visiter le Cambodge post-khmer rouge. Il y avait là, Michaël Adler, un américain francophone du bureau de l’AFP à Bangkok, Paul Wedel, à l’époque chef du bureau de UPI, le caustique Jacques Bekaert, correspondant pigiste du Monde et chroniqueur au Bangkok Post, et bien sûr tout ce que Bangkok comptait de Sihanoukistes, Ranariddhiens et autres courants du FUNCINPEC. Salle comble. Débat vif et passionnant. Et un interlocuteur d’une très grande culture, très clair, mais engagé passionnellement auprès du « pauvre Cambodge injustement puni par la communauté internationale ».


Une autre soirée, tout aussi mémorable, épique même, a marqué la vie du club mercredi 2 juin. Le théme du débat tournait autour de la façon dont les médias étrangers avaient couvert les événements de ces deux derniers mois à Bangkok. Dominic Faulder était le modérateur et le panel était composé par quatre Thaïlandais, l’écrivain compositeur Somtow Sucharitkul, l’architecte Sumet Jumsai, le directeur de la rédaction du quotidien The Nation Pana Janviroj et le député du parti Démocrate (et étonnant guitariste de blues) Kraisak Choonhavan (député de Nakhon Ratchasima).


Au départ, plusieurs reportages télévisés sur les « événements » ont été diffusés : France 24, BBC, CNN et Al Jazeera. « Boom ! boom !», « pan ! pan ! pan ! », « One, Two, Three ! Move, move, move !”. Cela pendant 12 minutes. Un long trailer de film de guerre, un concentré d’actions qui donne le tournis (la caméra bouge dans tous les sens), où la seule respiration intervient quand des soldats reprennent haleine dans une ruelle. Ouf ! On regrette déjà Nelson Rand. A-t-on mieux compris la complexe situation politique thaïlandaise ? Sans doute là n’est pas l’objet du reportage, qui vise à autre chose : égaler, dépasser « Saving Private Ryan », refaire « Brothers in arms » version thaîlandaise, avec de surcroît un parfum révolutionnaire. Le reportage de CNN laisse plus de place à l’analyse, développée par le désormais célèbre Dan Rivers, qui, dissèque la crise en suant sous son gilet d’acier et son casque de Kevlar. Puis, vient le sujet de la BBC qui déclenche les ricanements narquois de nombreux thaîlandais (et asiatiques) et la fureur de quelques uns dans la salle. Sumet Jumsai, presque 70 ans, un aristocrate habituellement posé, étudiant de Le Corbusier dans les années cinquante à Paris, explose « This is garbage ! ».


Le ton est donné. Toute la soirée, une ambiance très émotionnelle, presque étouffante d’agressivité, remplira la salle. Le débat de fond n’est plus possible. Deux camps sont face à face, chacun dans leur tranchée. D’un côté, de nombreux correspondants occidentaux, qui défendent leur travail de couverture, mais dans le même temps donnent l’impression de prendre fait et cause pour les chemises rouges. Des journalistes transformés en « phrai », ou du moins en porte-parole de ceux-ci. De l’autre, l’élite thaïlandaise, éduquée, blessée dans sa chair par les destructions de Bangkok, meurtrie par le regard des étrangers sur leur pays. Ces « amart » résistent, se défendent bec et ongles. Coblentz et ces nobles émigrés.


« Nous, tous éduqués en Angleterre, comme Abhisit, croyons dans le fair play - une marque typique du système des public schools anglaises », dit le docteur Sumet. Pour faire bonne mesure, il rappelle qu’il a été l’un des fondateurs de la Fondation Duang Prateep (qui aide à scolariser les enfants du bidonville de Khlong Toey). Puis il ajoute : « nous sommes face à des barbares », en parlant des chemises rouges, largement applaudi par des Thaïlandais et quelques étrangers.


De sa voix éraillée de noctambule, Kraisak Choonhavan est au bord des larmes en parlant de son pays « cassé » par les Rouges. « En Europe, ils pensent que ce conflit est une révolution sociale, pacifique et romantique (…). Je ne vais pas me représenter pour les élections dans le Nord Est, car les Rouges vont me descendre sur l’estrade et cette femme médecin légal punk (Khun Pornthip) va venir inspecter mon cadavre. Et vous tous, vous prendrez des photos de mon cadavre », s’étrangle-t-il. Des cris fusent du fond de la salle. Des rires se déclenchent. Des dizaines de journalistes occidentaux, massés derrière le micro, semblent constituer l’avant-garde d’une manifestation de masse. « Qu’en est il de la couverture de la presse thaïe ? », demande l’un d’eux. Une diplomate de l’ambassade suédoise fait une intervention pleine de sens, parlant de la difficulté de son pays à mettre en application la loi sur la liberté de la presse dans le siècle qui a suivi son adoption en 1766 : « Nous avons compris, peu à peu, que le rôle des médias n’est pas de répercuter systématiquement la vision du gouvernement », dit-elle. « Bien sûr, vous en Suède, vous avez le sexe libre », rétorque Sumet Jumsai. Le débat tourne à la foire d’empoigne. On s’attend presque à voir voler les verres ou assister à des joutes physiques dans la meilleure tradition du parlement taiwanais.


Dans cette tourmente, quelques-uns font preuve de raison. D’abord Dominic Faulder, qui dans son rôle difficile de modérateur, parvient à maintenir un semblant de discipline et de cohérence au débat. Il avance des points cruciaux en réponse à certains Thaïlandais qui tonnent contre « le manque total de responsabilité des journalistes occidentaux » : « je pense que tout journaliste qui fait une erreur dans un reportage est mortifié. Il y a un jugement par ses pairs », dit-il. Pana Janviroj garde aussi son sang froid et donne des informations intéressantes : « des groupes politiques et des groupes d’intérêts ont leurs propres reporters. Ceux-ci s’infiltrent au sein du Palais du Gouvernement et dans les médias reconnus. Ils font du renseignement, ils sont des sortes d’espions », explique-t-il.


L’élément culturel – pourquoi existe-t-il, au sein d’une partie de l’élite thaïe, le préjugé enraciné qu’un farang, même s’il parle thaï, même s’il vit en Thaïlande depuis des années, ne peut pas véritablement comprendre la culture et les ressorts de la société et des comportements thaïlandais – est à peine abordé. Somtow amorce une réponse : « j’ai moi-même été victime de ce préjugé. Quand je suis revenu des Etats-Unis, on m’accusait d’avoir un point de vue occidental. Les Thaïlandais ont été échaudés dans le passé. Mais cela est en train de changer », dit-il. Echaudés ? De quoi parle-t-il ? Constance Phaulkon ? Le « loup français et l’agneau siamois » ? L’après seconde-guerre mondiale, quand les Français et les Britanniques voulaient faire payer à la Thaïlande sa collaboration avec les Japonais ? Il est dommage que Somtow n’ait pas pu développer son argument.


Si la soirée est mémorable par la virilité des échanges et l’atmosphère explosive, force est de reconnaître qu’il s’agit, en fin de compte d’un faux débat. Le problème ne vient pas des journalistes occidentaux qui couvrent l’actualité en Thaïlande « comme ils couvriraient n’importe quel autre pays de taille moyenne », selon les termes de Julian Spindler. Mais le problème vient de la Thaïlande, qui est bouleversé par des secousses sismiques et pourrait mettre du temps à se stabiliser de nouveau. Il vient des Thaïlandais qui ont fermé les yeux trop longtemps. De ces classes moyennes supérieures, de cette élite, qui n’a pas moderniser, éduquer, intégrer les gens des provinces dans les cinquante dernières années. « La plupart des Thaïlandais éduqués ne sont pas stupides, dans le sens qu’ils peuvent bien voir le problème de l’inégalité (dans la société thaïe) », dit Pana Janviroj. Mais s’ils l’ont vu, pourquoi les gouvernements, pourquoi l’élite, pourquoi les classes moyennes n’ont pas agi avant pour homogénéiser la nation, au lieu de se confiner dans le confort du cénacle bangkokois ? Et pourquoi, une partie de la presse thaïe (nombreuses exceptions, notamment le Matichon, des journalistes comme Pravit Rojanaprapruk du Nation, des analystes comme Chang Noi et Thitinan Pongsudhirak), tout particulièrement les médias audio-visuels ne font ils pas leur travail, élément clef d’un système démocratique ? C’est dans le fond un problème culturel de rapport à la vérité (ou à la réalité). En Thaïlande toute vérité n’est pas bonne à dire, elle n’est bonne à dire que si elle peut être perçue comme positive.

Rappel : Depuis le 10 avril dernier, deux journalistes ont été tués par balles alors qu’ils couvraient la crise politique thaïlandaise : Hiroyuki Muramoto (JRI pour Reuters) et Fabio Polenghi (photographe indépendant) ; au moins une dizaine ont été blessés, parmi lesquels Nelson Rand (France 24), Chandler Vandergrift (JRI indépendant), Chaiwat Pumpuang (photographe, The Nation), Michel Maas (radio et télévision néerlandaises), Andrew Buncombe (The Independent) et un photographe du quotidien Matichon.


Arnaud Dubus

2 comments:

Unknown said...

Je pensais bien que le débat serait houleux. Ca n'a pas loupé. Merci de l'avoir relaté.

Frederic

Unknown said...

La couverture par la presse étrangère -effectivement ayant tendance à montrer les rouges sous un jour relativement positif- n'est malheureusement qu'un problème anecdotique. Que l'élite thaïe ait un problème avec cela en dit plus sur son propre malaise interne que sur les médias étrangers. Cela reflète avant tout son incapacité complète à comprendre -pas à partager, mais au moins à comprendre- le camp adverse